• Les chaussures italiennes

     

    Les chaussures italiennes

     

     

    Les chaussures italiennes 

     

    Le « héros » de cette histoire  a 66 ans et  n'a pour seule compagnie que sa chienne et sa chatte, jusqu'au jour où surgit une vieille femme épuisée. Fredrik Welin reconnaît aussitôt Harriet, son amour de jeunesse, qu'il a pourtant abandonnée trente-sept ans auparavant, sans la moindre explication.

     

    Atteinte d'un cancer incurable, elle ne vient pas seulement réclamer des comptes...

     

    Quelques extraits de ce roman, afin d’essayer de restituer une ambiance, qui vous donnera peut-être envie de lire ce livre nécessaire.

     

    ------------------------------------

     

    -  Celui qui habite ici est un génie, a dit Louise et je veux qu’il te fabrique une paire de souliers rien que pour toi.
     
    J'ai voulu protester. Elle a levé la main, puis elle a gravi les marches, repoussé le chat et ouvert la porte. La musique a déferlé vers nous ; elle venait du fond de la maison.
     
    Assis à une table, où s'alignaient dans un ordre impeccable plusieurs outils, j'ai vu un vieil homme penché sur une forme partiellement recouverte de cuir. Avec précaution, il a rangé le soulier brun qu'il était occupé à créer.
     
    Le centre de la pièce était occupé par une table massive. Voyant mon regard se poser sur la table, Giaconelli en a caressé la surface lisse.
     
    — C'est du hêtre. Ce bois merveilleux dont je fais mes formes. Les formes ne peuvent être réalisées dans un autre bois que le hêtre qui a poussé dans des paysages vallonnés, qui supporte l'ombre et qui ne se laisse pas influencer par des variations climatiques brusques ou excessives. J'ai toujours choisi moi-même les arbres qui devaient être abattus. Deux ou trois ans avant de remplir ma réserve, j'allais repérer mes arbres. On les coupait en hiver, on les débitait en planches de deux mètres, jamais davantage, et ensuite on entreposait les planches dehors, pendant longtemps. Mais je suis trop vieux maintenant pour faire le voyage chaque année. Ça m'a causé un grand chagrin de ne plus choisir mes arbres moi-même. D'un autre côté, j'ai de moins en moins de formes à créer. Je marche dans cette maison en pensant que bientôt je ne ferai plus de chaussures. L'homme qui me choisit mes arbres, m'a offert cette table pour mes quatre-vingt-dix ans.
    Le vieux maître nous a invités à nous asseoir et a sorti une bouteille de vin rouge entourée de raphia. Il nous a servis. Sa main ne tremblait pas.
     
    Le vin était une merveille. J'ai compris alors qu’une chose m'avait terriblement manqué, et c'était celle-là : boire un verre de vin avec des amis.
     
    Giaconelli a commencé à raconter des histoires surprenantes sur les chaussures qu'il avait créées au fil des ans, et sur les clients qui revenaient toujours le voir et dont les enfants se présentaient un beau jour à la porte de son atelier, après leur décès. Mais surtout il a parlé des pieds — de tous ces pieds qu'il avait observés et mesurés afin de confectionner la forme qui leur correspondrait, de ces pieds sur lesquels tout reposait, la partie de mon corps qui m'avait déjà permis de parcourir plus de cent cinquante mille kilomètres depuis ma naissance. De l'importance de la tête de l'astragale — caput tali — pour la vigueur du pied. Même le minuscule et insignifiant cuboïde, à la façon dont il en parlait, avait le don de susciter mon très grand intérêt. Giaconelli paraissait tout savoir sur les os et les muscles du pied. Il s'est étendu sur l'ingéniosité presque irréelle de l'anatomie du pied, l'essentiel étant que tous les muscles soient courts afin d'assurer force, endurance et souplesse.
     
    Louise s'est tournée vers Giaconelli ; elle voulait qu'il crée une paire de souliers pour moi, a-t-elle dit. Giaconelli a hoché pensivement la tête ; puis il a longuement regardé mon visage avant de s'intéresser à mes pieds. Repoussant un plat en terre cuite rempli de noisettes et d'amandes, il m'a demandé de grimper sur la table.
    — Pieds nus, a-t-il précisé. Je sais que certains bottiers modernes autorisent qu'on mesure le pied avec la chaussette. Moi, je suis de la vieille école. Je veux voir le pied nu et rien d'autre.
    Jamais la pensée ne m'avait effleuré que quelqu'un pût un jour entreprendre de mesurer mon pied en vue de réaliser une chaussure unique. Une chaussure, pour moi, était une chose qu'on essayait dans un magasin. Après une courte hésitation, j'ai ôté mes vilaines chaussures et mes chaussettes et j'ai grimpé sur la table.
    On aurait cru une cérémonie. Giaconelli a regardé mes pieds, les a caressés du bout des doigts et m'a demandé si j'allais bien.
    —Je crois que oui, ai-je répondu.
    — Tu es en bonne santé ?
    —J'ai des migraines.
    — Est-ce que tes pieds vont bien ?
    — En tout cas, ils ne me font pas mal.
    — Ils ne sont jamais enflés ?
    — Non.
    — Le plus important, pour faire une chaussure, c'est de mesurer le pied au calme, jamais la nuit, jamais à la lumière artificielle. Je ne veux rencontrer tes pieds que s'ils vont bien.
    Je me suis demandé s'il se fichait de moi.
    Il a passé un peu plus de deux heures à estimer mes pieds et à rédiger le protocole de mesures qui lui permettrait de créer mes formes. Au cours de ces deux heures, j'ai appris que l'univers des pieds était infiniment plus riche et plus complexe qu'on ne peut l'imaginer de prime abord. Giaconelli a cherché longtemps l'axe longitudinal déterminant l'en-dedans ou l'en-dehors, aussi léger soit-il, de chacun de mes pieds. Il a vérifié la forme de la plante et du cou-de-pied, a recherché les déformations caractéristiques, pied plat, petit doigt de pied proéminent ou gros orteil plus haut que la normale, ce qu'on appelle un orteil « en marteau ». J'ai compris qu'il existait une règle d'or, que Giaconelli observait à l'évidence : les meilleures mesures s'obtenaient avec les instruments les plus simples. Il se contentait de deux talons et d'un mètre de cordonnier. Celui-ci était jaune et comportait deux échelles. L'une servait à mesurer la longueur du pied en points français, un point de Paris étant égal à 6,66 millimètres ; l'autre mesurait largeur et circonférence selon le système métrique. Outre ces outils, il utilisait une équerre hors d'âge. Je me suis placé sur le papier indigo blanc et il a dessiné le contour de mes pieds à l'aide du crayon. Il parlait sans interruption. Tout en dessinant, Giaconelli m'a expliqué que l'angle du crayon devait être de quatre-vingt-dix degrés exactement lors de la mesure. Si l'angle était inférieur à quatre-vingt-dix degrés, les chaussures seraient trop  petites d’au moins une pointure.
    À l'aide du crayon, il a suivi le contour de mon pied depuis le talon — on commençait au talon — en passant par la face interne, puis le bout des orteils, puis la face externe pour revenir au talon. Il m'a demandé de presser les orteils, fort, contre le sol. C'est le terme qu'il employé, alors même que j'en étais séparé par l'épaisseur d'une table et d'une feuille de papier. Pour Giaconelli, le support restait toujours le sol.
    — De bonnes chaussures doivent aider la personne à oublier ses pieds. Le pied et le sol ont partie liée.
    Dans la mesure où le gauche et le droit ne sont jamais symétriques, il a fallu tout reprendre pour le deuxième pied. Quand ce fut fini, Giaconelli a marqué l'emplacement de la première et de la cinquième phalange ainsi que les points de plus large mesure, au niveau du talon et de la plante. Il dessinait lentement, comme s'il ne suivait pas seulement avec le plus grand soin la forme de mon pied, mais aussi un processus intérieur dont j'ignorais tout, que je ne pouvais que deviner.
    Une fois toutes les mesures prises, et lorsque j'eus enfilé une fois de plus mes chaussettes et mes pauvres chaussures, nous avons bu un autre verre de vin. Giaconelli paraissait fatigué, comme si la séance l'avait épuisé.
    — Je propose des souliers noirs avec une touche de violet, a-t-il dit, avec une surpiqûre et des oeillets renforcés. Pour les personnaliser tout en préservant la discrétion de l'ensemble, nous utiliserons deux cuirs différents. Pour l'empeigne je possède un bout de cuir qui a été tanné voici deux cents ans — cela donne un résultat particulier, du point de vue de là couleur et de la sensation.
    Il nous a servi un dernier verre ; la bouteille était maintenant vide.
    — Tes chaussures seront prêtes dans un an, a-t-il dit.
    Nous avons vidé nos verres. Il nous a serré la main et il est retourné travailler. En sortant, nous avons à nouveau entendu la musique, venant de la pièce où il avait son atelier.
    Je venais de rencontrer un maître dans un village abandonné des grandes forêts du Nord. Loin des villes, il existait ainsi des gens qui vivaient cachés et qui possédaient des connaissances merveilleuses et inattendues.
    — Un homme remarquable, ai-je commenté dans la voiture.
    — Un artiste. Une chaussure faite par lui ne peut être comparée à aucune autre, et ne peut être imitée.
    —  Pourquoi est-il venu ici ?
    —  La ville le rendait fou. La cohue, l'impatience, tout cela ne lui permettait plus de travailler dans le calme. Il habitait via Salandra. Un jour, j'irai. Je veux voir ce qu'il a quitté.
     
    -----------------------------------------

     

    - J’ai peur des forêts touffues. J’ai toujours eu peur de me perdre si je m’éloignais trop du sentier.

    - Tu as peur de toi, c’est tout. Comme tout le monde. Nous avons tous peur de nous-mêmes et de ce que nous apercevons de nous chez les autres.

     J’avais trahi parce que j’avais peur d’être trahi à mon tour. Cette peur du lien, cette peur de sentiments trop intenses pour pouvoir être contrôlés, m’avait toujours poussé à réagir d’une seule façon : l’esquive, la fuite. Pourquoi ? je n’aurais pas su répondre à cette question. Mais je savais que je n’étais pas le seul. Je vivais dans un monde où beaucoup d’hommes passaient leur vie à avoir peur, de la même façon que moi.

     

    -----------------------------------------

     

    — Toi qui as tellement menti dans ta vie, tu n'as même pas appris à bien mentir. La plus grande partie de ce qu'on dit doit être vraie. Sinon le mensonge devient incontrôlable. Tu sais aussi bien que moi que tu aurais pu m'abandonner une deuxième fois. Est-ce que tu en as abandonné d'autres ?

    J'ai réfléchi avant de répondre. Je voulais que ma réponse soit vraie.

    — Oui, ai-je dit. Une personne.

    — Comment s'appelle-t-elle ?

    — Pas une femme. Moi.

    Elle a secoué la tête — le même mouvement imper­ceptible.

    — Ce n'est plus la peine de ruminer tout ça. Nos vies ont tourné comme ça et pas autrement. Je serai bientôt morte. Toi, tu vivras un moment encore, puis tu mour­ras aussi. Alors la trace sera effacée pour de bon. De cette petite lumière qui aura clignoté, vite, entre deux grandes obscurités.

    Elle a tendu la main et saisi mon poignet. Je pouvais sentir son pouls rapide sur ma peau.

    — Je veux te dire ce que tu as peut-être déjà deviné. Je n'ai jamais aimé un homme comme je t'ai aimé. C'est pour ça, pour retrouver cet amour-là, que je suis venue te chercher. Je voulais mourir près de l'homme que j'avais aimé. C'est vrai aussi que je n'ai jamais haï un homme autant que je t'ai haï. Mais la haine fait mal, et la douleur, j'en ai déjà plus qu'il ne m'en faut. L'amour donne une fraîcheur, un calme, peut-être même une sécurité, qui rend la rencontre avec la mort moins effrayante. Ne dis rien après ce que je viens de te raconter. Crois-moi.

     

     

    -----------------------------------------

     

    Des gens bizarres il y en a partout mais personne ne les voit parce qu’ils sont vieux. Les vieux à notre époque doivent être transparents comme du verre. On leur demande de se rendre invisibles. Toi aussi tu vas devenir de plus en plus transparent.

     

    -----------------------------------------

     

    - Ça prendra le temps qu’il faudra. Il vaut mieux de toute façon s’approcher des autres lentement. Si on va trop vite, on risque la collision ou le naufrage.

     - Comme en mer ?

    - Oui. L’écueil qu’on ne voit pas et qui n’est pas marqué sur la carte, c’est celui qu’on découvre trop tard.

     

    -----------------------------------------

     

    -          Des hommes valables, il y en a plein. Mais un homme, un vrai, c’est difficile à trouver

    Voyant que j’avais envie de poursuivre sur ce thème elle a levé la main.

    -          Non, pas maintenant, pas plus tard, jamais. Si j’ai quelque chose à dire, je le dis. Bien sûr qu’il y a des hommes dans ma vie. Mais ce sont les miens, pas les tiens. Je ne crois pas qu’on doive tout partager. Si on fouille trop loin dans le cœur des autres, on risque de détruire l’amitié.

     

    Henning MANKELL

     

     

    --------------------------------------------------------

    « Présentation rapide....L'art du croc en jambe »

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :