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    Claude Lévi Strauss

     

    Il a eu 100 ans en 2009, il est mort le 30 Octobre de cette même année...

     

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    Ce centenaire pétillant, bien planté sur des jambes solides de promeneur et de voyageur infatigable.

    Éternellement moderne, un homme dont les oreilles et les yeux sont restés ouverts jusqu’au bout.

    Un homme qui fût à l’écoute du monde et de son temps, comme le sont tous les grands hommes pour lesquels j’ai un profond respect. Grâce à eux, je ne désespérerai jamais de l’humanité.

    Ils sont si peu nombreux, qu’il faudrait chaque jour, à chaque heure, à chaque minute les citer en boucle, en chapelet, pour tenter d’occulter la médiocrité ambiante et dominante.

    Placarder sur les murs de nos villes des pages entières de leurs œuvres, en lieu et place de ces visages hypocrites d’hommes politiques qui s’étalent sur les panneaux électoraux, à la place de ces visages d’une hypocrisie souriante, qui nous mentent, qui nous dupent, qui nous trompent, qui ne sont que des pompes à fric, des enragés du pouvoir, qui avalent inexorablement, la mince étincelle d’espoir qui nous reste.

    La parole est à vous, Monsieur Claude Lévi  Strauss

     

    Claude Lévi Strauss

     

    Simone de Beauvoir, à propos de Lévi Strauss

     

    “ Il m’intimidait par son flegme, mais il en jouait avec adresse et je le trouvais très drôle lorsque, d’une voix neutre, le visage mort, il exposa à son auditoire, la folie des passions. ”

     

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    Extraits de son livre d’entretiens: « De près et de loin » 

     

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    p 207 Chaque culture se développe grâce à ses échanges avec d’autres cultures. Mais il faut que chacun y mette une certaine résistance sinon, très vite, elle n’aurait plus rien qui lui appartienne en propre à échanger. L’absence et l’excès de communication ont l’un et l’autre leur danger

     

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                        P 241 L’idée que les hommes peuvent tirer d’eux mêmes des créations qui valent autant et même plus que celles de la nature (....) est le point d’aboutissement d’un courant qui a enfermé l’homme dans un tête à tête avec lui même. Déjà, Sérusier, un contemporain de Gaughin écrivait qu’en comparaison de ce qu’il avait dans la tête, la nature lui paraissait petite et banale. Or, à mon, sens, l’homme doit se persuader qu’il occupe une place infime dans la création, que la richesse de celle ci déborde et qu’aucune des inventions esthétiques ne rivalisera jamais avec celles qu’offrent un minéral, un insecte ou une fleur. Un oiseau, un scarabée, un papillon, invitent à la même contemplation fervente  que nous réservons au Tintoret ou à Rembrandt. Mais notre oeil a perdu sa fraîcheur, nous ne savons plus regarder.

     

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     Chapitre 19 la musique et les voix

     

    La grande forme musicale récupère, me semble t il  les structures de la pensée mythique. Avant de naître en musique, la forme “ fugue ” ou la forme “ sonate ” existaient déjà dans les mythes.

     

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     Pourquoi le nu tient il une si grande place dans la peinture?

     

     On pourrait croire que c’est à cause de la beauté intrinsèque d’un corps. La raison me semble différente. Même le peintre le plus blasé, habitué à faire poser des modèles, ne peut manquer d’éprouver à la vue d’un beau corps, une certaine excitation érotique. Ce léger éréthisme le stimule et aiguise sa perception. Il peint mieux. Consciemment ou inconsciemment, l’artiste recherche cet état de grâce. Mon rapport à la musique est du même ordre. Je pense mieux en l’écoutant.

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    Lettre adressée à Claude Lévy Strauss (1988 ) à la sortie de son livre

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    Votre livre d’entretiens “ De prés et de loin ” m’a procuré une excitation intense. Je me permets, très modestement, de vous adresser ces quelques notes et questions que m’ont inspirées certaines de vos réponses qui n’ont pour objet que de rendre compte de l’excitation ressentie.

     

    P 241 “ L’idée que les hommes peuvent tirer d’eux mêmes des créations qui valent autant et même plus que celles de la nature...mais notre oeil a perdu sa fraîcheur, nous ne savons plus regarder. ”

     

    Peut on éviter la spécialisation? C’est vrai qu’il y a très souvent excès de nombrilisme mais n’y a t il pas aussi souvent excès d’oubli de soi? Ne faut il pas un va et vient incessant, un pied dans l’homme et un pied dans le création et garder les yeux fixés sur l’aiguille de la balance?

     

    P 205 -207  A propos de ce que vous nommez le “ choc des cultures ”... Encore faut il le vouloir, ce choc! Quel est donc le hasard qui fait que certains individus (certaines cultures) aient besoin pour vivre et s’enrichir de cet état de confrontation permanent et que tant d’autres au contraire, se laissent aller à l’uniformisation et donc à l’appauvrissement. A quel moment et par quoi se manifestent les premiers signes de la décadence? Comment éviter que s’installe l’autosatisfaction?

     

    Ne pensez vous pas que si les idées de la révolution française ont eu un tel impact dans le monde, une telle influence, c’est surtout parce qu’elles étaient “ en marche ”? qu’elles donnaient à rêver?

     

    Il me semble qu’une idée qui ne rebondit pas (qui ne donne pas à rebondir) est une idée qui meurt. A vous lire, le recherche m’apparaît en effet comme une balle qui rebondirait sans cesse et qui apporterait à celui qui s’en saisit, une profonde humilité. Tous les chercheurs devraient jouer de cette façon, “ à la balle ”. Cette idée de jeu dans la recherche qui me séduira toujours me parait être le contrepoint indispensable à son sérieux. (Tristes tropiques n’est pas, pour vous, un accident de parcours).

     

     Vous cherchez, il me semble, comme un enfant joue et un enfant qui joue est d’autant plus sérieux qu’il ne s’y prend pas, au sérieux.

     

     P 134 Vous dites: “ le Donquichottisme me semble t il, c’est pour l’essentiel un désir obsédant de retrouver le passé derrière le présent. Si d’aventure, un original se souciait de comprendre quel fût mon personnage, je lui offre cette clé ”.

     

    Permettez moi de la prendre, cette clé, pour conclure, et m’amuser un peu. Don Quichotte fût toujours pour moi, ce fou qu’il faut nécessairement être et entretenir, pour continuer de mériter le nom d’être vivant.

     

    Vous en faites, parlant de vous une sorte de psychanalyste au désir obsédant...

     

    Loin de heurter mes convictions, il me semble qu’il s’agit du même homme (du même fou ou du même psychanalyste) dont le “ désir obsédant serait justement de ne pas trop s’éloigner de cette frontière ou tous les “ obsédés ” se rejoignent dans la même volonté obstinée du savoir ou de l’inconscience, menée, dangereusement le plus loin possible.

     

     Ainsi donc, les deux démarches s’articuleraient à partir du Désir, en même temps “ aiguille de la balance ”, et fil conducteur. Le désir, c’est la vie.

     

     Avec tout mon respect et toute ma sympathie.

     

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    Claude Levi Strauss a eu la gentillesse de me répondre.
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    L'ANTHROPOLOGUE CLAUDE LÉVI-STRAUSS - HOMMAGE

     

     Claude Lévi-Strauss a ouvert notre regard sur les peuples "sauvages" et exploré nos moeurs les plus proches. Sa pensée vive et généreuse appartient désormais au patrimoine de l'humanité. Hommages au géant intellectuel, pionnier du structuralisme.

     

     

    Ni trop près ; ni trop loin, par Catherine Clément, philosophe et romancière

     

     

    Catherine Clément a écrit deux ouvrages pouvant admirablement servir de guide ou d'introduction à l'oeuvre de Claude Lévi-Strauss. Ils disent le bonheur qu'il y a à s'immerger dans le feu crépitant de cette pensée. Laissons la parole à la fidèle d'entre les fidèles, l'amie de toujours.

     

     

    « Il m’apprenait. A tâcher de comprendre ce qu’il appelait « la nature du vrai », dont le sens propre disait-il, est de se dérober. A décrypter les apparences sans les interpréter trop vite, à tenir en lisière les ruses de la raison rapide. A transformer une idée abstraite, aussi dépigmentée qu'un axolotl, le « chien d'eau » des Aztèques, en séries de faits aux­quels il donnait de la couleur. A ne rien négliger des règles, qui, toutes, avaient un sens dans l'espace social où elles étaient nées : la méthode structurale inspirée de la géologie, bonne pour débusquer les rituels qu'il aimait à trouver chez nous également, lui qui analysa si bien le rite de l'échange des bouteilles de vin rouge bon marché dans les pe­tits restaurants du côté de Mont­ de-Marsan (1) ou bien l'extraordi­naire supplice d'un Père Noël brûlé pour paganisme par le clergé de la cathédrale de Dijon le 24 décembre 1951, tandis que le lendemain, le 25 décembre, le même Père Noël res­suscita sur le balcon de la mairie parce qu'il était redevenu laïque et républicain (2). Quel était le vrai qui se dérobait dans ce petit espace entre église et mairie ? Un lointain écho des rites qui, chez les Indiens Hopi, apaisent les âmes des enfants morts, qui revendiquent bruyam­ment leur poids de chair vive ; pour les calmer, on leur fait des poupées, et ouste ! La paix jusqu'à l'année prochaine, les enfants ! Car il n'était pas seulement l'ethnologue des lointains, il exerçait sa pensée sur nos maeurs les plus proches, jus­qu'à son dernier article, « La sages­se des vaches folles », publié en 2001, en pleine crise de contamina­tion des bovins d'Europe. Et de dé­crire comment, dans un avenir pro­che, l'humanité devra se contraindre à ne plus manger la chair de la va­che ; libérée de son esclavage carni­vore, elle vagabondera dans les fo­rêts, et peut-être obtiendrons-nous de temps en temps un permis de chasse pour en tuer une ou deux loyalement.

     

     

    Il était drôle, quand il racontait comment, à la Libération, nommé conseiller culturel à New York, il trouva bouclé le coffre de son pré­décesseur, le pétainiste, qui avait emporté la clé Comment ouvrir le coffre ? Claude Lévi-Strauss s'en fut chercher un authentique cambrio­leur dans les quartiers malfamés de la Grosse Pomme. Il était drôle quand, recevant Georges Aperghis, qui s'apprêtait à composer un opéra d'après Tristes Tropiques, il le fit as­seoir et lui dit d'un seul trait provo­cant :« Je vous préviens, Monsieur, après Schônberg, je divorce! »

     

    Drôle, quand il constatait que l'Académie française est l'un des rares endroits où les hommes peuvent s'habiller comme des femmes - auxquelles il refusa mordicus l'accès à cet ha­billement. Drôle quand il s'irritait contre La Modification, ouvrage cé­lébré en son temps comme l'un des manifestes du nouveau roman : Mi­chel Butor y décrivait par le menu un voyage en train de Paris jusqu'en Italie, et osait, sacrilège, ne pas re­garder la Bourgogne par la fenêtre. Négliger la Bourgogne ? Inconceva­ble ! Pour sa dernière demeure, Claude Lévi-Strauss a choisi juste­ment la Bourgogne, dont les hautes frondaisons lui rappelaient les grands arbres de la forêt primaire amazonienne, qui obscurcissent le ciel et laissent voir les oiseaux. II m'apprit à vieillir. Sans angoisse, factuellement. A l'approche de 100 ans, il n'a plus aimé cela. Il di­sait: «. Je ne suis plus de ce monde » d'un air un peu triste. Même ainsi, il avait de grandes émotions. Un visi­teur amérindien du peuple kwakwa­ka'wakw, nord-ouest du canada, venu le remercier d'avoir sauvé sa langue auprès de l'Unesco, chanta et dansa costumé, accompagné d'un grand tambour, dans son apparte­ment de la rue des Marronniers. Je l'ai vu le lendemain ; il rayonnait. L'une de ses aeuvres les plus réus­sies, c'était lui dans son vieillisse­ment, le corps gourd, l'esprit vif, bienveillant, sans rien perdre de l'éclat légèrement ironique qui ren­dait son regard intimidant. Ce re­gard qui parfois s'embrumait sem­blait toujours en quête de la bonne distance, cet idéal moral des peu­ples autochtones qui régit les meilleurs voisinages, ni trop près parce que, se connaissant trop, les jeunes gens se battraient, ni trop loin parce que, ne se connaissant plus, les jeunes gens se battraient tout autant. A partir d'une phrase, d'une image, d'un objet, les pensées des autres trouvaient dans celle de Lévi-Strauss de l'os, du muscle, de la peau, et l'autre apparaissait, charnu, dans sa singularité universelle. Et voici qu'il n'est plus, lui qui fut si vivant. »

     

     (1) Les Structures élémentaires de la parenté.

     

    (2) « Le Père Noël supplicié », paru dans Les Temps modernes, mars 1952.

     

     A lire De Catherine Clément : Claude Lévi-Strauss, ou La structure et le malheur, Seghers, 1970, réédité

     

    et remanié, coll. « Bibliopoche », 1985. Claude Lévi-Strauss, Presses universitaires de France, 2003, colt. « Que sais-je ? » n° 3651.

     

     

    L’Autre est triste

     

     

    Il y a beaucoup à apprendre de ces peuples dits "primitifs", tonne Lévi-Strauss. Sur eux et sur nous. Sur leur imaginaire, qu'il faut aussi protéger, comme une fleur fragile, au nom de l'humanité.

     

    Auteur consacré par "Tristes Tropiques'; il révéla la noblesse des ethnies lointaines face à l'Occident drapé dans son égocentrisme. Mais ce chercheur doué d'empathie était aussi philosophe, féru de linguistique et, surtout, de musique.

     

     

    La prise en compte de l'Autre aura sans doute été la grande affaire de la pensée occidentale au XXe siècle. Qu'il s'agisse de cet « autre » qui est en nous, fascinant objet de la psy­chanalyse ou de cet « autre » loin de nous, qu'étudient infatigablement, chacun à leur manière, historiens, philosophes, anthropologues et sur­tout ethnologues.

     

     

    Claude Lévi-Strauss, qui vient de s’effacer doucement à l'âge vénérable de 100 ans, aura toujours été l'ardent défenseur de cet « autre » lointain. Figure majeure de l'intelli­gentsia française à son âge d'or des années 50-80, par sa vie de colère, de travail et de pensée, il a contribué à secouer le cocotier des égarements théoriques, dans un siècle où les en­gagements intellectuels ont souvent cautionné des catastrophes et où les billevesées en tout genre, aussi bien universitaires que médiatiques, sont devenues monnaie courante. Claude Lévi-Strauss a surtout fait découvrir au grand public le drôle de métier de ce drôle d'oiseau - d'espèce pure­ment occidentale, perché en équili­bre sur la branche de plusieurs cultures - que l'on appelle ethnolo­gue, avec ses grandeurs, ses servitu­des et ses ambiguïtés. Il a défini de nouveaux enjeux théoriques dans le champ, alors à peine défriché, de l'anthropologie ; leur retentissement a dépassé le cénacle restreint des spécialistes.

     

     Né en 1908 à Bruxelles, ce norma­lien, philosophe de formation, s'est retrouvé au milieu des années 30, par volonté et par hasard, ethnolo­gue au Brésil, du côté du Mato Gros­so occidental, dans les tribus des Indiens Caduveo, Nambikwara, Tu­pi Kawahib et Bororo, parmi les êtres humains les plus pauvres et les plus démunis de la planète. Le constat qu'il dresse est terrible : ils vivent à moitié nus, sans eau et sans électricité, vautrés à même le sol, dans des habitations de fortune. Les insectes les assaillent, les maladies les rongent, l'environnement les écrase. Ils subissent, ils survivent, jouets dérisoires d'on ne sait quels desseins, toujours passifs, impro­ductifs, misérables, inutiles : de vrais « déchets d'humanité ». Véritables laissés-pour-compte du progrès et de la civilisation, inévita­bles dommages collatéraux de la modernisation en marche, leur des­tin semble depuis longtemps scellé : une lente agonie, amorcée il y a cinq siècles, depuis l'aurore de leur dra­matique confrontation avec la toute puissante et arrogante Europe des conquistadors.

     

     

    Et pourtant, tonne Lévi-Strauss, de ces déchets-là il y a beaucoup à ap­prendre. Sur eux, sur nous ; sur le regard que nous portons sur eux ; sur leur culture, le fonctionnement de leur société, leurs institutions, leurs us et coutumes, leur imaginai­re, qu'il faut non seulement étudier et respecter, mais protéger, comme une fleur fragile, au nom de l'huma­nité. Chez ces êtres dits « primitifs », Claude Lévi-Strauss repère, dans La Pensée sauvage, une véritable capa­cité d'élaboration intellectuelle empirique, dans la désignation des choses de leur environnement, la complexité des appellations d'une même plante, par exemple, selon qu'elle est en train de pousser ou ar­rive à maturité, qu'elle sert d'orne­ment ou de médicament, etc. Il leur reconnaît surtout la capacité à faire jouer ce qu'il appelle « l'efficacité symbolique », c'est-à-dire la possibi­lité de vivre, de chasser, de soigner, de rendre la justice, en utilisant d'autres moyens que ceux des Occidentaux rationnels et technocrates, avec un coefficient assez satisfaisant de réussite. Après tout, un bon sor­cier est parfois meilleur thaumatur­ge qu'un mauvais médecin, et un chaman en transe meilleur enquê­teur qu'un policier ou qu'un juge d'instruction.

     

     

    De ses différents séjours dans les tri­bus brésiliennes (1934-1939), Claude Lévi-Strauss a ramené une étude de pure ethnologie, La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara, pro­longée par une thèse universitaire, soutenue en 1948, sur Les Structures élémentaires de la parenté, et un best­seller (qu'il déteste), Tristes Tropi­ques, qui le consacre en 1955 auprès du grand public et qui frôle même le prix Goncourt. Entre-temps, exclu de l'enseignement en tant que Juif par Vichy, il a passé toute la guerre, et au-delà, jusqu'en 1947, à New York où il s'est lié d'amitié avec les surréa­listes en exil. De retour en France, il est nommé au CNRS, puis devient sous-directeur au musée de l'Hom­me, à Paris, avec une notoriété scien­tifique internationale. Ses travaux, enrichis d'apports venus d'autres disciplines, comme la linguistique, l'étude des mythes, la psychanaly­se, sans oublier... les mathémati­ques et la musique savante et occi­dentale (1), ont un retentissement considérable.

     

     

    L'idée maîtresse qui sous-tend la ré­flexion de Claude Lévi-Strauss, c'est que des structures inconscientes et imperceptibles de prime abord ré­gissent, jusqu'au moindre détail, chaque société. Ces principes, parti­culiers à chaque culture mais de por­tée universelle, organisent, par exemple, les systèmes de parenté, toujours fondés sur des prescrip­tions (règles particulières d'alliance) et des interdits (prohibition de l'in­ceste), qui permettent la socialisa­tion et l'humanisation : le passage de la nature à la culture ; de la consan­guinité à l'alliance, à l'échange et à la réciprocité. L'anthropologie structu­rale venait de naître, traquant, com­me le firent Emile Benveniste et sur­tout son maître et ami Roman Jakobson avec les langues ou René Dumézil avec les mythes, l'universel derrière lavariation et l'humain dans toutes ses singularités.

     

     

    Dépassant largement sa discipline, la réflexion de Claude Lévi-Strauss embrasse alors plusieurs directions et parfois les plus inattendues. En 1952, à la demande de l'Unesco, il rédige une petite plaquette, Race et Histoire (2), sur la diversité des cultures, fustigeant l'européo­centrisme et condamnant au nom de l'anthropologie toute forme de discrimination raciale ou culturelle. Intuition d'autant plus juste à une époque où l'on n'avait pas encore séquencé le génome humain et prouvé scientifiquement que l'hu­manité partageait les mêmes gènes. Puis le pur théoricien pointe son nez dans les deux volumes intitulés Anthropologie structurale, à la fois manifeste et recueil méthodologi­que. Il étudie également la magie, les religions, toutes les formes artis­tiques d'ici et d'ailleurs (Le Toté­misme aujourd'hui, Regarder, écou­ter, lire), se lance dans son grand oeuvre, l'analyse des mythes (Mytho­logiques, enquatrevolumes), impres­sionnant inventaire des enceintes mentales humaines. Des ouvrages de pure sapience - au triple sens du mot que rappelait si bien son ami Roland Barthes à la fin de sa leçon inaugurale au Collège de France : de savoir, de sagesse et de saveur.

     

     Car il y a du bonheur à s'immerger dans la pensée de Claude Lévi­Strauss. D'abord pour la beauté clas­sique de sa langue lumineuse, ma­niant avec élégance le mot rare, l'expression heureuse et l'imparfait du subjonctif. Puis pour le foisonne­ment des chemins de traverse, qui font passer de l'énoncé d'un mythe au Boléro de Ravel, d'une tirade sur le bricolage à la subtilité des fraises de dentelles parant les portraits de Fran­çois Clouet, de la prodigieuse effica­cité de l'outil d'un artisan japonais à une modulation dans l'ouverture de Castor et Pollux, de Rameau.

     

    Et surtout, jamais cette pensée n'a été autant actuelle. Prenez, par exemple, Tristes Tropiques (1955), ce livre de commande un peu bâtard, ni carnet de route ethnologique, ni no­tes de voyage, ni essai d'anthropolo­gie, mais tout cela à fois : quarante ans avant tout le monde, Claude Lévi­Strauss s'y fait prophète. Il affirme son horreur de la civilisation indus­trielle du loisir, alors balbutiante (« Ce que vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité. »); écologiste avant la lettre, il dénonce la mondialisation en marche, comme une menace pour la diversité des sociétés et les fragiles équilibres entre la Nature et Culture. Il envoie même son paquet à l'islam - autrement argumenté que celui de Houellebecq ! -, cette religion de guerriers, haineuse des femmes. Et ce, bien avant le regain du fonda­mentalisme et des théocraties ira­nienne, pakistanaise ou talibane.

     

     Le plus amusant, dans tout cela, c'est que Lévi-Strauss est sans doute l'un des seuls intellectuels contempo­rains à avoir eu la sagesse de ne pas tenir de grands discours sur son époque, sous prétexte de « s'enga­ger », comme on disait autrefois - et de risquer ainsi d'être frappé de cé­cité bornée, comme Michel Foucault soutenant la révolution iranienne, d'un aveuglement imbécile comme Jean-Paul Sartre avec le marxisme, ou d'opérer ces virages à 180 ° dont les intellectuels soixante-huitards se sont fait une spécialité, avec la candeur et la mauvaise foi de ceux qui jouissent de sincérités succes­sives. Non : l'intellectuel selon Lévi­Strauss, c'est plutôt le stoïcien de l'Antiquité ou le sage oriental, un marginal désenchanté et pessimis­te, qui se tient soigneusement à l'écart d'un monde devenu trop complexe et trop futile pour que quiconque soit autorisé à prendre la parole à propos de tout et de n'importe quoi.

     

     Et puis, pourquoi le cacher? La répulsion qu'il a manifestée face aux formes les plus bruyantes de l'anti­colonialisme et de l'antiracisme, ses critiques virulentes adressées à l'art moderne et à la musique contempo­raine, son effarement devant l'Ecole et l'Université d'après 1968, tout concourt à faire de lui un penseur à part. Un conservateur, un réaction­naire, ont dit ses détracteurs. Conser­vateur, sûrement (c'est pour cette raison, par exemple, qu'il était contre l'entrée des femmes à l'Académie française) ; réactionnaire ? Pourquoi pas, puisque c'est quelqu'un qui « réagit », au sens littéral du terme ? Qui réagit, en vrac, contre la nullité présumée de l'art contemporain, contre la dégradation des savoirs et des institutions, contre la folie de no­tre monde actuel - son ignorance, sa vitesse panique, sa futilité - et de cet Occident mortifère qui extermine un peu plus chaque jour les autres et la planète et dont l'autodestruction est largement programmée.

     

     

    Aujourd'hui, après la sortie pacifi­que du grand homme, dont ses pro­ches, ses amis, ses admirateurs n'oublieront jamais la fière exigen­ce, l'orgueilleuse distance et la pro­fonde compassion, l'intelligence humaine est tout simplement en deuil. Et pour longtemps

     

     

    XAVIER LACAVALERIE

     

     

    (1) L'oeuvre de Lévi-Strauss fourmille de références musicales, notamment dans son analyse des mythes, selon lui comparables à des partitions orchestrales, à déchiffrer à la fois horizontalement (le récit du mythe proprement dit, comme un contrepoint) et verticalement (son « harmonie », ses différentes variantes s'éclairant les unes les autres). Lire à ce propos l'admirable préface de Mythologiques l, Le cru et le cuit (Pion, 1964). Egalement indispensable, l'ouvrage de Jean-Jacques Nattiez, Lévi-Strauss musicien (Actes Sud, 2008).

     

    (2) Editions de l'Unesco. Il reprendra le texte dans la dernière partie d'Anthropologie structurale Il (1973).

     

     Regarder, écouter, lire...

     

     

    Oublions - si, si! - Tristes Tropiques, ouvrage certes somptueusement écrit, mais entaché de ce péché originel contre l'esprit que représente la vulgarisation forcée, pour mentionner Race et Histoire (lecture facile, intuition phénoménale de l'égalité entre les prétendues « races » et « cultures ») ; La Pensée sauvage, où il disserte avec brio sur l'intelligence universelle de l'être humain, fût-il « primitif » et non encore entré dans la rationalité ou la révolution scientifique ; et son ouvrage le plus touchant, le plus secret, Regarder, écouter, lire, où l'anthropologue revient vers sa propre culture et parle avec bonheur de ce qu'il aime - la poésie d'Arthur Rimbaud, la peinture de Nicolas Poussin, la phrase de Marcel Proust, la musique de Jean-Philippe Rameau. Trois textes accessibles et majeurs, à inscrire au patrimoine mondial de l'humanité. Tous les ouvrages de Claude Lévi-Strauss sont édités chez Plon.

     

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