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Il était une fois...Vous entrez dans l'imaginaire. Ni cri, ni colère, ici, on murmure, on chuchote, on n'élève pas la voix. Mais n'entre pas qui veut panoplie d'enfant exigée....(à suivre)....

DINO BUZZATI - Les deux chauffeurs

 
 
 
 
 
 

Les deux chauffeurs

 

QUAND j'y repense après tant d'années, je me de­mande ce que pouvaient bien se dire les deux chauffeurs du fourgon tandis qu'ils transportaient le cercueil de ma mère au cimetière lointain.


C'était un long voyage, plus de trois cents kilo­mètres, et bien que la route fût libre, le char funeste avançait lentement. Nous, les enfants, nous suivions en voiture à une centaine de mètres, le compteur oscillait entre 70 -75, c'est peut-être parce que ces fourgons sont construits pour aller lentement mais moi je pense qu'ils traînent ainsi parce que c'est la coutume, comme si la vitesse était une insolence envers les morts, quelle absurdité, moi j'aurais juré que cela aurait fait plaisir au contraire à ma mère, de rouler à 120 à l'heure, quand cela n'aurait été qu'à cause de la vitesse, elle aurait eu l'illusion qu'il s'agissait de l'habituel voyage estival insou­ciant pour retrouver notre maison de Belluno.


C'était une étonnante journée de juin, le premier triomphe de l'été, et tout autour les campagnes superbes, qu'elle avait traversées qui sait combien de fois et que maintenant elle ne pouvait plus voir. Le grand soleil était désormais haut au-dessus de l'autostrade, et là-bas loin devant nous se formaient des mirages, on aurait dit qu'il y avait eu de l'eau, on avait l'impression que les voitures, dans le loin­tain, flottaient dans l'air.


Le compteur oscillait entre 70-75, le fourgon devant nous semblait immobile, des voitures libres et heureuses glissaient le long de son flanc à toute allure, emportant des hommes et des femmes bien vivants et aussi des filles splendides à côté de beaux jeunes gens dans des hors-série décapotées, leurs cheveux flottant au vent de la course. Jusqu'aux camions qui nous doublaient, même ceux qui avaient une remorque, tant le fourgon mortuaire avançait lentement et je pensais que cela était stupide et que maman, au contraire, aurait apprécié comme une gentillesse d'être transportée une fois morte dans une merveilleuse grand-sport flambant rouge, accélérateur au plancher, après tout cela n'aurait été que lui accorder un petit supplément de vie authentique tandis que ce traînassement sur le bord de l'asphalte ressemblait trop à l'enterre­ment.


Et c'est pourquoi je me demandais de quoi pou­vaient parler les deux chauffeurs : il y en avait un qui devait bien mesurer un mètre quatre-vingt-cinq, un grand gaillard au visage débonnaire, mais l'autre aussi était robuste, je les avais entrevus au départ, ce n'étaient absolument pas des types pour ce genre de travail, un camion chargé de tôles leur aurait beaucoup mieux convenu.


Je me demandais de quoi ils pouvaient bien parler parce que c'était le dernier discours humain les ultimes paroles de la vie que ma mère pouvait entendre. Et ces deux-là, je ne veux pas dire qu'ils étaient des vauriens, mais dans un voyage aussi long et monotone, ils ressentaient certes le besoin de bavarder; le fait que derrière leur dos, à quelques centimètres d'eux, gisait maman n'avait pas la moindre importance pour eux et on le comprend, ils étaient habitués, sans quoi ils n'auraient pas fait ce métier-là.


C'étaient les dernières paroles humaines que maman pouvait entendre, parce que tout de suite après l'arrivée, la cérémonie à l'église du cimetière commencerait et à partir de ce moment-là, les sons et les paroles n'appartiendraient plus à la vie mais ce seraient les sons et les paroles de l'au-delà qui commenceraient.


De quoi parlaient-ils de la chaleur ? Du temps qu'ils mettraient pour revenir ? De leurs familles ? Du match de football ? Se montraient-ils les meil­leures auberges échelonnées le long du parcours, furieux de ne pouvoir s'y arrêter ? Discutaient-ils automobile avec la compétence d'hommes de la partie ? Dans le fond, les chauffeurs de fourgons mortuaires appartiennent eux aussi au monde du moteur et les moteurs les passionnent. Ou bien se confiaient-ils leurs aventures amoureuses ? Tu te souviens de la grosse blonde dans le bar près de la pompe où on s'arrête toujours pour prendre de l'es­sence ? Oui, celle-là. Non, raconte. Tu blagues, je ne te crois pas. Je te jure... Ou bien se racontaient-ils des histoires dégoûtantes ? Est-ce que ce n'est pas un usage établi entre deux hommes qui pendant des heures et des heures voyagent seuls en auto ? Car ces deux-là étaient sûrement convaincus d'être seuls; la chose enfermée dans le fourgon derrière leur dos n'existait même pas, ils l'avaient complètement oubliée.


Est-ce que maman entendait leurs plaisanteries et leurs rires gras ? Oui, certainement elle les entendait et son coeur tourmenté se serrait toujours davantage, non qu'elle méprisât ces deux hommes mais c'était vraiment trop bête que dans ce monde qu'elle avait tant aimé les dernières voix entendues fussent les leurs et non celles de ses enfants.


Nous étions alors, je m'en souviens, presque arri­vés à Vicence et la chaleur de midi pesait, faisant trembloter les contours des choses, je pensais com­bien j'avais vraiment peu tenu compagnie à maman dans les derniers temps. Et je sentis au milieu de la poitrine cette pointe douloureuse que l'on appelle habituellement remords.


A ce moment précis — qui sait comment car jus­qu'alors le ressort de ce misérable souvenir ne s'était pas détendu —, l'écho de sa voix commença à me persécuter, quand, le matin, j'entrais dans sa cham­bre avant d'aller au journal :


« Comment ça va ?


Cette nuit j'ai pu dormir, répondait-elle (je pense bien, à force de piqûres). Je vais au journal. Au revoir. »


Je faisais deux pas dans le couloir et la question redoutée me rattrapait :


« Dino. »


Je revenais. « Tu rentres pour déjeuner ?


Oui.


Et pour dîner ? »


« Et pour dîner ? » Mon Dieu, quel désir inno­cent, immense et en même temps minuscule tenait dans cette question. Elle ne réclamait rien, elle ne prétendait à rien, elle demandait seulement une information.


Mais moi j'avais des rendez-vous idiots, j'avais des filles qui ne m'aimaient pas et qui dans le fond se fichaient pas mal de moi, et la seule idée de retourner à huit heures et demie dans la maison triste empoisonnée par la vieillesse et la maladie, déjà contaminée par la mort, me répugnait absolu­ment, pourquoi ne devrait-on pas avoir le courage de confesser ces horribles sentiments quand ils sont vrais ? Je répondais alors : « Je ne sais pas encore, je te téléphonerai. » Et je savais que je téléphonerais non. Et elle, tout de suite, comprenait que je télé­phonerais non et dans son « au revoir » il y avait un profond désarroi. Mais j'étais un fils égoïste comme savent l'être seulement les fils.


Je n'éprouvais aucun remords, sur le moment, je n'avais aucun regret, aucun scrupule. Je me disais : je téléphonerai. Et elle comprenait très bien que je ne viendrais pas dîner.

Vieille, malade, presque éteinte, consciente que sa fin approchait rapidement, maman se serait conten­tée, dans sa tristesse, que je vienne dîner à la mai­son. Même sans lui adresser la parole, bourru et de mauvaise humeur à la rigueur à cause de mes mau­dits soucis de toute espèce.


Mais elle, de son lit, car elle ne pouvait plus quitter son lit, elle aurait su que j'étais là, de l'autre côté du mur, dans la salle à manger et elle se serait consolée.


Et moi au contraire... je me baladais dans Milan, en riant et en plaisantant avec mes amis, idiot, cri­minel que j'étais, pendant que les bases mêmes de ma vie, mon unique véritable soutien, la seule créa­ture capable de me comprendre et de m'aimer, l'unique coeur capable de souffrir de mes souffrances (et je n'en trouverais jamais un autre, dussé-je vivre encore trois cents ans) s'éteignait doucement.


Deux mots avant le dîner lui auraient suffi, moi assis sur le petit divan et elle étendue sur son lit, quelques phrases sur ma vie, sur mon travail. Et puis après le repas, elle m'aurait laissé aller volon­tiers où je voulais, elle n'aurait pas été fâchée, au contraire, si j'avais eu des occasions de me distraire. Mais avant de sortir dans la nuit je serais rentré dans sa chambre pour un dernier salut.


« Tu as déjà fait ta piqûre ?


— Oui, cette nuit j'espère que je dormirai bien. »


Elle ne demandait pas plus. Et moi, dans mon répugnant égoïsme je ne lui ai même pas ac­cordé cela. Parce que j'étais le fils et dans mon égoïsme de fils je me refusais à com­prendre combien je l'aimais. Et maintenant, comme dernier souvenir du monde, elle a les bavardages, les plaisanteries et les rires de deux chauffeurs in­connus. Voilà le dernier cadeau que lui concède la vie.


Mais maintenant il est tard, terriblement tard. Il y a presque deux ans que la pierre a été posée qui ferme la petite crypte souterraine où, dans le noir, l'un sur l'autre, sont placés les cercueils des parents, des aïeux, des ancêtres. La terre a déjà comblé les interstices, de minuscules petites herbes tentent de percer çà et là. Et les fleurs, placées il y a quelques mois dans le vase de cuivre, sont désormais méconnaissables. Non, ces jours pendant lesquels elle était malade et consciente de sa fin imminente, ne pourront plus jamais revenir. Elle se tait, elle ne me fait pas de reproches, elle m'a même proba­blement pardonné parce que je suis son fils. Elle m'a même sûrement pardonné. Et pourtant quand j'y repense, je ne trouve plus le repos.


Chaque véritable douleur est écrite sur des tables d'une substance mystérieuse en comparaison des­quelles le granit est du beurre. Et une éternité ne suffit pas pour les effacer. Dans des milliards de siècles, la souffrance et la solitude que maman a subies par ma faute existeront encore. Et je ne peux plus rien y changer. Expier seulement, en souhaitant qu'elle me voie.

Mais elle ne me voit pas. Elle est bel et bien morte, elle ne survit pas, ou pour mieux dire, il ne reste plus de son corps que des débris horriblement humiliés par les ans, par la maladie, par la décom­position et par le temps.


Rien ? Il ne reste donc rien, plus rien de maman ?


Qui sait ? De temps en temps, surtout dans l'après-midi quand je me trouve seul, j'éprouve une sensa­tion étrange. Comme si quelqu'un entrait en moi qui ne s'y trouvait pas quelques instants avant, comme si une essence indéfinissable m'habitait, qui ne serait pas mienne et pourtant profondément mienne, et comme si je n'étais plus seul, et que chacun de mes gestes, chacune de mes paroles eût comme témoin un mystérieux esprit. Elle ? Mais l'enchantement dure peu, une heure et demie, guère plus. Et puis la journée recommence à me broyer sous ses roues impitoyables.


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