2 - Thoustra
Au fond de la caverne, niché dans un recoin sombre, une forme ronde, se dessinait lentement à mesure qu’ils s’en approchaient. Le vieux chat semblait dormir. Roulé en boule, on ne distinguait en avançant que deux oreilles, bien droites, qui émergeaient d’une boule de velours noir.<o:p></o:p>
- Bonjour Thoustra. Je viens en ami. Que ta sagesse me rende meilleur, dit Joss.<o:p></o:p>
Chikou, perplexe, se tourna vers Joss, ouvrant de grands yeux étonnés...<o:p></o:p>
- Bonjour Joss. Qui nous emmène tu là ?<o:p></o:p>
- L’ancêtre, je te présente, Chikou<o:p></o:p>
Thoustra, lentement redressa le museau. Ses yeux, aussi noirs que son corps, se posèrent sur Chikou et commencèrent à briller d’une étrange lueur jaune.<o:p></o:p>
Simultanément, Chikou ressentit comme un courant d’air frais s’insinuer dans son corps et dans son esprit, se propageant à toute vitesse dans les moindres recoins de son organisme.
<o:p> </o:p><o:p></o:p>Cette sensation ne dura que quelques secondes. Les yeux noirs de Thoustra retrouvèrent leur éclat naturel.<o:p></o:p>
- Tu es triste, dit-il, car tes deux sœurs, Leila et Basi, sont mortes, et tu te sens coupable de n’avoir pas pu les sauver...<o:p></o:p>
- Mais…dit Chikou, la bouche ouverte et les yeux écarquillés,…Comment savez vous ?….<o:p></o:p>
- J’ai ouvert ton livre, petit. Il n’est pas bien gros. Seulement quelques pages. Et j’ai lu sur l’une d’elles la mort de tes deux sœurs et la tristesse qui était en toi. Ne sois pas triste Chikou ! La mort fait partie de la vie. Avant notre naissance nous étions endormis, quelque part dans l’univers, et la mort nous renvoie à ce sommeil primitif. C’est simple. Entre les deux se déroule ce que nous appelons notre vie. Il n’y a pas à se sentir coupable non plus car la plupart des événements que nous vivons nous échappent complètement.<o:p></o:p>
- Mais,…de quel livre parlez vous ?<o:p></o:p>
- Chacun de nous possède en lui même, son propre livre. Il suffit de l’ouvrir et de le parcourir pour savoir et comprendre...<o:p></o:p>
- Mais…<o:p></o:p>
- Chaque humain, chaque animal, chaque arbre, chaque plante, tout ce qui vit, tient dans son livre le compte de ses expériences. Tout y est écrit depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Pas seulement les événements d’ailleurs mais aussi les sentiments. Les joies, les peurs, les désirs….Il suffit de savoir lire…<o:p></o:p>
- Et ou est il ce livre ? Je ne le vois pas, moi...<o:p></o:p>
Thoustra sourit, mais personne ne s’en aperçut.<o:p></o:p>
- Tu ne peux pas le voir. Pour l’instant… Ton livre s’écrit tout seul. Il constitue ta mémoire. Mais plus tard, peut être, pourras tu le consulter et en tirer des enseignements…<o:p></o:p>
- Tu m’apprendras ?<o:p></o:p>
Le sourire de Thoustra s’agrandit, mais en lui-même. Ce sourire demeurait toujours invisible.<o:p></o:p>
- On verra... Plus tard,…beaucoup plus tard. Pour l’instant, peu de choses sont gravées dans ton livre. Mais les quelques pages blanches que j’ai aperçu, qui s’ajoutent chaque fois que la précédente est remplie, sont d’un blanc très pur. Cela veut dire que ton cœur est neuf, que tu ne sais pas encore mentir. C’est tout ce que j’ai vu. Je peux lire le passé, mais je ne peux pas prédire l’avenir. Sache seulement que lire dans le livre de sa vie s’apprend. Il faut simplement le vouloir…<o:p></o:p>
- Mais je veux bien, moi …<o:p></o:p>
- Oui, je n’en doute pas... Bon, ça suffit pour aujourd’hui. Je suis fatigué. Bienvenue à toi Chikou... Maintenant, laissez moi ! Il faut que je dorme. <o:p></o:p>
Thoustra se remit en boule et ferma les yeux.<o:p></o:p>
Sans bruit, Joss et Chikou retournèrent vers la rue.
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Assis au bord du trottoir, Chikou demanda :<o:p></o:p>
- Pourquoi as tu dit à Thoustra, « Je viens en ami. Que ta sagesse me rende meilleur » ?...<o:p></o:p>
- Parce que c’est la formule…<o:p></o:p>
- La formule ?<o:p></o:p>
- Oui, quand on entre chez lui, il faut dire : « Je viens en ami. Que ta sagesse me rende meilleur ».<o:p></o:p>
- Ah, bon ! C’est bizarre…<o:p></o:p>
- Oui, mais tu as dû t’apercevoir que Thoustra était un peu bizarre…<o:p></o:p>
- C’est sur !… S’il n’avait pas vu, sans que je lui dise, que Leila et Basi étaient mortes, je crois que je n’aurais pas cru à son histoire de livre…Il a lu ton livre aussi ?<o:p></o:p>
- Oui,… Avant que je passe mon premier test pour faire partie du groupe des chats de la zone, il m’a dit des trucs. Je devais me rendre dans un endroit dangereux pour affronter ma peur comme m’avait dit Sam.<o:p></o:p>
- Sam ?<o:p></o:p>
- Oui, c’est le chef de la bande, ici. Un sacré balèze. Tu verras…<o:p></o:p>
- Alors, j’en ai parlé à Thoustra. Il connaissait déjà les premières pages de mon livre. Il m’avait dit, qu’il y avait plein de ratures, que j’avais même tenté d’arracher des pages… Soi disant que j’avais eu très peur et que j’avais tenté d’oublier cette peur en supprimant les pages ou elle était inscrite. Mais qu’un jour, je devrais l’affronter.<o:p></o:p>
- Affronter quoi ?<o:p></o:p>
- Beh, cette peur…, que j’avais soi disant voulu effacer de mon livre...<o:p></o:p>
- Ca veut dire quoi… affronter sa peur ?<o:p></o:p>
- D’après Thoustra, on a tous peur de quelque chose... Il dit que chacun de nous cache ses peurs…Va savoir ?.... Je n’ai pas trop compris, mais il n’a pas voulu en dire plus. Et puis quand j’ai échoué à mon test, je me suis souvenu de ce qu’il m’avait dit. C’est toujours comme ça avec Thoustra. Il te balance des trucs que tu comprends pas, jusqu’au moment…<o:p></o:p>
- T’as échoué au test ?<o:p></o:p>
- Oui. Mais d’après Sam, c’était normal que j’échoue. Il ne s’attendait pas à ce que je réussisse. Il a dit que presque personne n’y arrive du premier coup.<o:p></o:p>
- Et c’était quoi ce test ?<o:p></o:p>
- Je te l’ai dit. Affronter ma peur !<o:p></o:p>
- Je ne comprends pas.<o:p></o:p>
- Sam dirait que c’est normal que tu ne comprennes pas…Voyant que j’étais très abattu après mon échec, Sam m’a fait venir et il m’a dit qu’en fait, je n’avais pas échoué. Comme je le regardais ahuri, il a ajouté que j’avais eu le mérite d’essayer et que c’était cela l’essentiel. « C’est une chose très difficile que d’affronter sa peur… et bien plus difficile encore de la vaincre. Ce n’est pas au premier essai qu’on peut espérer réussir ». Ce sont ses paroles. On aurait dit du Thoustra… Comme tu vois, avec eux, rien n’est simple… Mais… comment te dire ? Les paroles de Sam m’ont fait du bien, même si elles ne m’ont pas consolé.<o:p></o:p>
- Alors, si je veux rester avec vous, il faudra que je passe ce test moi aussi ?<o:p></o:p>
- Ce n’est pas sûr. C’est Sam qui décide…<o:p></o:p>
- Mais si personne ne réussit ce test de la peur, pourquoi le faire passer ?<o:p></o:p>
- Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! Voila. C’est comme ça ! C’est Sam qui décide parce qu’il est le chef !<o:p></o:p>
- C’est pas Thoustra le chef alors ?…<o:p></o:p>
- Non, c’est Sam ! Mais en fait, dans la zone, il n’y a pas véritablement de chef. Je te l’ai dit. Le plus souvent c’est chacun pour soi. Sauf quand la bande est en danger ou que l’un d’entre nous risque véritablement sa peau. Mais Sam et Thoustra s’entendent comme « larrons en foire ». Ils sont toujours d’accord sur tout. Je ne les ai jamais vu se disputer. Ils ne se voient que rarement maintenant. Ils ne se parlent plus beaucoup. Thoustra se fatigue vite. Mais il parait qu’ils ont beaucoup parlé, dans le temps, et qu’ils ont beaucoup d’affection l’un pour l’autre. C’est ce m’ont dit les collègues plus âgés. Sam n’est plus très jeune lui non plus mais il est encore très fort. Ici, personne ne se risque à le défier. Mais personne d’ailleurs n’en éprouve le besoin.<o:p></o:p>
Joss se leva et fit quelques pas. Voyant que Chikou demeurait pensif il dit :<o:p></o:p>
- Bon, allez, viens, on va se balader un peu. Je vais te montrer le restaurant... Allez ! Secoue toi !<o:p></o:p>
Chikou se leva et suivit son compagnon. Ils se faufilèrent dans les rues animées en longeant les murs. Les gens de la ville rentraient chez eux après le travail. La nuit tombait vite et chacun pressait le pas. Personne ne faisait attention à eux. Seuls les gamins, parfois, se retournaient pour les voir passer. Les plus jeunes tentaient de les attraper au passage, mais les deux chats, d’une pirouette sur le côté, s’esquivaient sans difficulté.<o:p></o:p>
Bientôt, l’odorat de Chikou l’informa de la proximité d’un fumet appétissant.<o:p></o:p>
- C’est là ! Viens, dit Joss. On va aller se poster à l’arrière des cuisines. <o:p></o:p>
Derrière une porte battante, de grandes poubelles ouvertes, à moitié remplies, dégageaient un parfum qui rappela à Chikou celui de la décharge. Un instant, il pensa à ses deux sœurs…<o:p></o:p>
Mais Joss l’interrompit.<o:p></o:p>
- Comme tu peux voir, ici, on n’est pas seuls….<o:p></o:p>
En effet, une dizaine de chats tournaient autour des poubelles odorantes et triaient les déchets. Certains mangeaient des restes, d’autres, assis, attendaient.<o:p></o:p>
Personne ne fit vraiment attention à l’arrivée des nouveaux venus. Seul un chat gris, maigre et hirsute, les regardait approcher. <o:p></o:p>
- Qui donc est avec toi Joss demanda t il?<o:p></o:p>
- C’est Chikou. Un nouveau.<o:p></o:p>
- Il a vu Sam ?<o:p></o:p>
- Pas encore. Il vient juste d’arriver. On est juste allé voir Thoustra. Je lui fais visiter le quartier.<o:p></o:p>
Le chat gris n’insista pas.<o:p></o:p>
Chikou et Joss s’assirent aussi et demeurèrent silencieux un moment.<o:p></o:p>
- Tous ces collègues font partie de la zone, dit Joss. D’ailleurs ici, il n’y a pas d’étrangers. Domaine réservé. Pour venir dans ce coin, il vaut mieux, comme toi, être accompagné. Personne n’a rien dit car tu es avec moi. Ils ont tous l’air d’être occupé à manger ou à attendre, mais ne t’y fie pas ! Ne viens jamais seul ici, tant que tu ne fais pas partie de la bande…Tu vas voir, tu vas te régaler.<o:p></o:p>
Ils n’attendirent pas longtemps. Les deux battants de la porte de l’arrière cuisine s’ouvrirent laissant le passage à un jeune garçon, élancé et souriant porteur d’une assiette remplie de restes de poisson.<o:p></o:p>
- Paulo ! dit Joss. Ça va être la fête ! On a de la chance…<o:p></o:p>
- Mais c’est qu’il y a du monde, ce soir ! dit Paulo. Va falloir rajouter des couverts ! C’est le patron qui va être content…<o:p></o:p>
Et il déposa l’assiette devant lui.<o:p></o:p>
Aussitôt les chats se bousculèrent autour de l’assiette. Il y eut bien quelques feulements destinés à faire respecter la hiérarchie, mais pas véritablement d’agressions violentes. On devinait que l’ordre de passage avait déjà été fixé, une fois pour toutes.<o:p></o:p>
Le jeune commis regardait le spectacle, les mains sur les hanches, souriant de toutes ses dents.<o:p></o:p>
- Et bien ! dit il, il était temps que j’arrive.<o:p></o:p>
Et, souriant toujours il retourna dans le restaurant.<o:p></o:p>
L’assiette fut vidée rapidement. Joss n’avait pas bougé et Chikou, suivant son exemple n’avait pas bougé non plus.<o:p></o:p>
- Pas la peine de s’affoler, dit Joss. Il y en aura pour tout le monde. <o:p></o:p>
En effet, Paulo revint avec 2 autres assiettes qu’il posa devant lui.<o:p></o:p>
- Bon, viens ! On y va, dit Joss<o:p></o:p>
Ils s’approchèrent, sans se presser, chipèrent une part de poisson et partirent un peu plus loin dévorer leur prise au fumet délicieux.<o:p></o:p>
Le temps qu’ils aient fini, le commis revenait avec deux autres assiettes.<o:p></o:p>
Paulo regardait ses clients déguster leur repas et son air satisfait montrait qu’il prenait un plaisir évident à voir sa petite famille se régaler. Il se frotta les mains pour se réchauffer et dit :<o:p></o:p>
- Bon, si tout le monde est servi, je vais vous laisser digérer tranquillement les amis... Moi, j’ai du boulot. Allez, salut les enfants et bien le bonjour à Sam de ma part…<o:p></o:p>
- Il connaît Sam ? demanda Chikou.<o:p></o:p>
- Bien sûr ! Ici tout le monde connaît Sam. Ça va ? Tu as bien mangé ?<o:p></o:p>
- C’était super ! Je te remercie Joss. Je pense que je vais me plaire ici...<o:p></o:p>
Joss éclata de rire.<o:p></o:p>
- Oui, on n’est pas trop mal dans ce coin…<o:p></o:p>
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