• L’homme qui écrivait sur du sable

     
    L’homme qui écrivait sur du sable.
    ************************************************
    Me promenant dans notre bonne ville, j’ai rencontré un jour, un citoyen bizarre dont l’activité pour le moins curieuse, mérite d’être narrée.
     
    Vous savez que certaines de nos rues ne sont pas encore pavées et que par endroits, la couche de poussière et de sable est considérable. Ce personnage donc, à genoux dans la rue, écrivait sur le sol à l’aide d’un bâton effilé. Comme il effaçait de sa main gauche les mots qu’il traçait de sa main droite, il était impossible de suivre le fil de sa pensée.
     
    Je l’observais un moment, intrigué.
     
    Les passants, nombreux à cette heure de la journée, ne semblaient pas le remarquer, vaquant à leurs occupations quotidiennes.
     
    - Pourquoi effacez vous aussitôt ce que vous écrivez ? demandais-je.
     
    Sans se détourner de son travail, l’homme marmonna une réponse impatiente:
     
    - Parce c’est ça qu’il faut faire !
     
    - Écrire et effacer aussitôt ?
     
    - Hummmmm...
     
    - Et puis je savoir pourquoi ?
     
    - Va voir la mer.... Marche sur la plage et regarde ce qu’il advient de tes pas…
     
    - Je ne vous suis pas très bien...
     
    Il eut un geste agacé.
     
    - Va t’en ! Laisse moi travailler.
     
    Je l’observais encore un moment dans son dos, puis m’éloignai du curieux bonhomme.
     
    - Savez vous pourquoi il fait ça ? demandais je à un passant, moins pressé semble t-il que ses semblables
     
    Surpris, il me regarda, puis, fixant l’homme à terre :
     
    - Lui ? Il est là chaque jour que Dieu fait ! Il écrit par terre. Cela fait des mois qu’il fait ça. Il arrive tôt le matin et il reste là penché sur son travail, toute la journée. Personne ne sait ce qu’il griffonne, puisqu’il efface tout. Au début certains l’ont interrogé. Mais il ne répond pas, ou alors des bribes de phrases incompréhensibles. Il est un peu dérangé, c’est tout. Mais comme il ne gêne personne, on le laisse faire. Bien le bonjour, l’ami, j’ai à faire…
     
    J’ai attendu encore un moment. Puis l’homme s’est levé, il a jeté son bâton d’un geste rageur et s’est éloigné en ronchonnant, d’un pas alerte et vif, malgré sa faible constitution. Je l’ai suivi des yeux, jusqu’à ce qu’il disparaisse au coin de la rue.
     
    ----------------------------
     
    Je suis retourné le voir souvent.
     
    Chaque fois que mes promenades me conduisaient prés du lieu où il se tenait, je faisais un détour, par curiosité, pour savoir s’il était toujours là.
     
    Au fil des jours il intégra le décor, au même titre que les platanes qui bordaient les rues, les maisons, les bouches d’incendie ou les crottes de chien. On le contournait de la même façon que l’on évitait de marcher dans ces dernières.
     
    J’ai appris sa mort récemment et cette nouvelle m’a attristé, alors qu’il n’était rien pour moi.
     
    C’est Joffo, le secrétaire de la mairie, qui m’a renseigné hier matin quand je lui ai posé la question. Il m’a alors raconté au sujet du personnage, une bien curieuse histoire.
     
    Il y a 20 ans de cela, l’homme était un ami du maire de la commune. A l’époque on le surnommait « Le prince de l’écriture ».
     
    - Le prince de l’écriture ? M’exclamais-je ! Ce vieux bonhomme tout maigre qui griffonnait dans la rue ?
     
    - Il s’appelait Jean Pierre Marlin de Billancourt. Un noble... enfin, un ancien noble. Un écrivain célèbre, dont l’œuvre prolifique, universellement reconnue, lui avait valu dans sa jeunesse, un prix Goncourt pour son premier roman, puis le Nobel de littérature, à 59 ans.
     
    Prix Nobel qu’il avait refusé d’ailleurs, comme d’autres avant lui, on ne sait pas pourquoi.
     
    Toujours est il que c’est après cette reconnaissance mondiale, qu’il a disparu brusquement sans laisser de traces.
     
    Il a laissé deux lettres qui sont archivées ici, à la mairie. Son ami, l’ancien maire, en a fait don à la commune.
     
    Dans sa première lettre, Jean Pierre Marlin de Brillancourt expliquait les raisons de sa retraite. Il a prié son ami de la lire après son départ, afin de n’avoir pas à en discuter avec lui. Il se doutait que ce dernier chercherait à le convaincre de revenir sur sa décision.
     
    La deuxième lettre, cachetée soigneusement, était un testament, épais de plusieurs centimètres et qui, en tant que tel, ne pourrait être ouvert qu’après le décès de son rédacteur.
     
    Je peux le voir ?
     
    - Bien sûr !
     
    -------------------------------
    Lettre n°1:
     
    Mon très cher ami,
     
    Jorge Luis Borges, le célèbre écrivain argentin que tu connais, aussi bien que moi m’a dit un jour : « Ce ne sont pas les questions des journalistes qui me fatiguent. Ce sont mes réponses. J’ai l’impression de me répéter, de me citer sans cesse, alors que j’essaie d’oublier ce que j’ai déjà écrit.»
     
    Et bien voilà où j’en suis aujourd’hui moi aussi. Les louanges m’ennuient. Quand je repense à tout ce que j’ai écrit, j’ai l’impression d’un rabâchage ennuyeux et inutile. Et dire que tout cela est publié. Donc ineffaçable, indestructible, C’est bien dommage. Dire que des personnes, dans le futur liront mes élucubrations... Le Nobel que j’ai refusé alimentera les potins sur mon compte, augmentant encore davantage une « aura » qui ne me convient pas.
     
    Mon ami, je me sens piégé. Je ne trouve pas d’issue à cette imposture. Toutes ces conférences, ces plateaux de télévision, ces signatures, ces interviews… Oh, je ne me plains pas. C’est la règle du jeu et j’en rêvais, jeune homme. Mais bon, comme Borges, je suis fatigué de moi-même.
     
    Je sais ce que tu vas me répondre, toi comme les autres.... Mais cela suffit. Je ne veux plus encombrer les bibliothèques avec de nouveaux ouvrages. Il me semble que ce serait un manque de culture ou de politesse.
     
    Cela aussi Borges l’a dit, ou du moins il l’a fait dire à un de ses personnages, Pierre Ménard, auteur du Quichotte.
     
    Si je pouvais, je brûlerais tout. Mais c’est trop tard. Trop d’exemplaires, un peu partout.
     
    Je pars, mon ami. Heureusement, il existe encore des endroits ou le nom de Jean Pierre Marlin de Brillancourt ne dit rien à personne. C’est là que je vais aller.
     
    Je te laisse mon testament. Tu en assureras la publication, si tu le souhaites, après ma mort.
     
    Ton ami
    Jean Pierre Marlin de Brillancourt
     
    ----------------------------
     
    Quand Monsieur de Brillancourt est revenu ici, poursuivit Joffo, environ 15 ans plus tard, dans cette ville ou il avait vécu, personne ne l’a reconnu, et pour cause. Il était méconnaissable. Maigre, voûté, les cheveux longs et en bataille, les yeux exorbités, il avait tout du chaman illuminé. Je n’ai eu connaissance de son retour que plusieurs jours après son arrivée, quand Timothée m’a raconté avoir vu, dans la rue qui longe le foirail, un débile mental qui, à quatre pattes sur le sol, écrivait par terre.
     
    Bien sûr, je suis allé voir, habité par un pressentiment. Me sont revenues à l’esprit les récits de l’ancien Maire à propos de son ami écrivain, et cette rue où se tenait l’étrange personnage décrit par Timothée, c’était là que Marlin de Brillancourt était né, là où se trouvait encore la maison de ses parents, là où il avait commencé à écrire ses premiers ouvrages. La coïncidence était troublante.
     
    Il ne m’a pas reconnu puisqu’à l’époque j’étais très jeune. Je lui ai touché l’épaule. Il a tourné vers moi un regard sans expression, et il a repris son activité.
     
    Je n’ai pas osé lui parler. Je suis rentré et, comme toi, je suis revenu plusieurs fois le voir. Chaque fois, je m’approchais, faisant en sorte qu’il soit conscient de ma présence, mais c’était inutile, il ne me voyait même pas.
     
    Un soir, je l’ai même suivi, afin d’apprendre ou il se rendait, la nuit tombée. Pas très loin, en fait. A la sortie du village, il y a un bois. Je l’ai vu entrer dans une cabane, grossièrement fabriquée. J’ai attendu un moment et je suis parti.
     
    J’avais demandé aux habitants du quartier de me prévenir si quoi que ce soit arrivait à cet homme.
     
    C’est ainsi que l’on m’a tout de suite averti de son absence, lorsqu’il n’a pas réapparu. Je me suis rendu alors à la cabane et je l’ai trouvé, sur sa paillasse, étendu, le visage serein. Il était beau dans la mort. Calme, comme satisfait enfin d’avoir rejoint un port.
     
    Voila. J’ai veillé à ses obsèques. Nous étions trois. Moi, et deux autres citoyens recrutés pour l’occasion.
     
    - Pourquoi ? Pourquoi n’as tu pas fait savoir après sa mort, qui il était vraiment?
     
    - Je ne sais pas. Il m’a semblé que ce n’était pas une chose a faire. Il m’a semblé qu’il ne l’aurait pas voulu. Pour tout le monde il avait disparu. On a épilogué un moment dans les journaux sur les circonstances de sa disparition et puis, comme tout, cela s’est transformé en histoire ancienne. Quand il est revenu ici il y a cinq ans et que je l’ai vu ainsi, avachi sur le sol, le regard halluciné, à moitié fou, je n’ai pas eu la volonté de faire remonter a la surface cette histoire que l’ancien maire m’avait raconté. Lui même ne savait pas à ce moment là, ou se trouvait son ami...
     
    - Et le testament, volumineux, dont tu m’as parlé, tu l’as lu ?
     
    - Ah, oui, le testament... Encore une bizarrerie...! Et bien, il contenait douze grosses chemises. Dans chacune d’elles, des centaines de feuillets. Sur les feuillets, il n’y avait pas le moindre mot écrit. Douze grosses chemises de pages blanches
     
    ------------------------@----------------------
     
    Note : Cette histoire m’a été inspirée par une nouvelle de Dino Buzzati, qui s’intitule « Le secret de l’écrivain ».
     
    Les références à Jorge Luis Borges sont également exactes, relevées dans une interview qu’il avait donnée au Nouvel Observateur.
     
    Je comprends ce désir de la feuille blanche, et je pense qu’il est normal qu’un écrivain, digne de ce nom, ressente ce besoin de tout recommencer de tout effacer, afin de retrouver une certaine forme de pureté.
     
    En ce qui me concerne, puisque je n’écris pas, ou des bricoles sans importance, je ressens néanmoins souvent ce désir d’oubli d’un passé qui m’encombre davantage qu’il ne m’est utile.
     
    Cela ne veut pas dire que je méprise les acquits de l’expérience et du vécu, bien au contraire.
     
    Mais sachant que rien de fondamental n’est transmissible, étant persuadé que tout un chacun doit tout réapprendre, et se forger ses propres opinions et ses propres valeurs, je me dis que s’il est utile d’acquérir des connaissances, c’est uniquement pour se convaincre qu’au bout du compte, il est préférable de vivre nu.
     
    Que l’idéal d’un apprentissage de la vie consiste à retourner à l’innocence enfantine, à une forme de regard réinventé, toujours plus curieux des choses de la vie.
     
    Le «surhomme» que Nietzsche appelait de ses vœux était, sans nul doute, cet enfant reconquis.
     
    Je pense donc qu’il est bon d’effacer « de la main gauche » ce que l’on a apprend «de la main droite »... afin de maintenir une certaine légèreté.
     
    D’ou cette petite parabole de "l’homme qui écrivait sur du sable....."
     
    -------------------------------
    L’homme qui écrivait sur du sable
    ----------------------------
    « Le contrôleUn mec bien ! »

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :