• KAÏ

     

    KAÏ

     

     
    Il était seul, comme il l'avait toujours été.

    Il était assis près d'une mare opaque couverte de nénuphars.

    Il contemplait son reflet dans la lame d'acier du couteau de chasse.

    Il savait qu'il était un monstre; depuis le début on lui avait jeté ce mot à la figure - avec des pierres, des lances et des flèches.

    Il avait été pourchassé par des cavaliers armés de lances, par des loups aux crocs pointus et à l'esprit rusé, et par des tigres des glaces à grandes dents qui descendaient des montagnes avec la fonte des neiges.

     

    Mais on ne l'avait jamais attrapé. Car sa vitesse était légendaire et sa force terrifiante.

    Il reposa son énorme dos contre le tronc d'un saule pleureur et releva sa grosse tête pour contempler les lunes jumelles au-dessus des arbres.

     

    Aujourd'hui il savait qu'il n'y avait qu'une seule lune, mais les pupilles de son oeil énorme n'avaient jamais pu focaliser aussi bien que des yeux normaux. Il avait appris à vivre avec, comme il avait appris à vivre avec les autres talents sauvages que lui avait donnés la nature.

    Pour une raison inconnue, sa mémoire était des plus vives, mais il ne le réalisait pas. Il pouvait se rappeler l'instant de sa naissance de façon très nette, et le visage de la vieille femme qui l'avait aidé à venir au monde et l'avait guidé depuis le tunnel rouge du Vide.

    Elle avait hurlé en le voyant et l'avait laissé tomber par terre, où il s'était fait mal, se tordant le bras sous son propre corps et heurtant le coin d'un lit en bois.

     

    Un homme était entré dans la pièce et l'avait soulevé du sol. Il avait saisi un couteau, mais une autre femme avait crié, ce qui l'avait arrêté net.

    Il se souvenait de s'être nourri un moment au sein d'une jeune fille aux cheveux noirs et aux yeux emplis de tristesse. Puis ses dents avaient poussé, pointues et acérées - du sang s'était mélangé au lait, et la fille avait hurlé en le nourrissant.

    Il ne fallut pas longtemps pour qu'on le conduise dans la nuit et qu'on l'abandonne sous les étoiles. Il se souvenait encore du bruit des sabots qui s'éloignaient. Qui s'évaporaient dans le lointain pour finalement mourir.

     

    En tout cas, le son des sabots sur la terre sèche l'avait rendu triste.

    Il n'avait ni nom, ni futur.

     

    Pourtant, quelque chose était descendu des montagnes pour lui, et l'avait emporté dans les ténèbres...

     

    Ils étaient très nombreux à trottiner et à pousser de petits cris stridents, à le toucher et à le pincer. Il avait grandi au milieu d'eux, pendant des années ténébreuses, sans presque jamais voir la lumière du jour.

    Puis, un matin d'été, il avait entendu un cri mélodieux provenant du Dehors et qui s'était infiltré par une fissure dans la pierre. Le cri résonna le long des tunnels au coeur de la montagne. Il fut attiré par le son et décida de sortir à la lumière. Hauts dans le ciel, de grands oiseaux blancs tournaient et plongeaient, et entendant leurs cris, il sentit que sa vie était vide.

    À partir de ce moment-là, il se vit comme Kaï et passa plusieurs heures par jour allongé sur les rochers, à regarder les oiseaux blancs, attendant qu'ils l'appellent par son nom.

     

    C'est alors que commencèrent les Longues Années, au cours desquelles sa force grandit.

    Il observait les enfants jouer, les femmes se tenir bras dessus, bras dessous, et rire en passant.

     

    Parfois il se risquait un peu trop près, alors les rires se transformaient en hurlements et les chasseurs sautaient en selle.

    Kaï faisait demi-tour et se mettait à courir, pleurant toutes les larmes de son corps, jusqu'à ce qu'enfin il soit de nouveau seul.

     

    Il se demanda combien d'années il avait vécu ainsi.

     

    La forêt dans laquelle il était présentement assis n'était à l'époque qu'un petit bois aux arbres fins. Est-ce que cela signifiait longtemps? Il n'avait pas de repères. Une tribu avait campé ici plus longtemps que la plupart, et il avait observé une jeune fille jusqu'à ce qu'elle devienne femme, que ses cheveux deviennent gris et son dos se voûte.

     

    Ils vivaient si peu de temps, ces humains.

     

    Kaï regarda ses mains. Elles étaient spéciales, ces mains, il le savait. Lentement, il ôta le bandage sur son bras et retira les points de suture que l'homme avait cousus. Du sang suinta de la blessure puis coula plus librement. Kaï couvrit la plaie avec sa main et se concentra intensément.

     

    Un sen­timent grandissant de chaleur monta sur toute la zone, comme si des milliers de petites épines lui piquaient la peau. Quelques minutes plus tard, il retira sa main... Et la plaie était partie ; sa peau était redevenue souple, sans la moindre trace de blessure ou d'ecchymose. Il retira le bandage et les points de suture sur sa jambe, et répéta l'opération.

     

    Redevenu fort, il se leva doucement et prit une profonde inspiration. Finalement, il aurait pu tuer les loups, mais l'homme l'avait aidé, et lui avait donné les couteaux.

     

    Kaï n'avait pas besoin de couteau. Il pouvait rattraper une antilope à la course et la détruire à mains nues ; ensuite il pouvait déchirer sa chair avec ses crocs. À quoi lui servirait du métal brillant?

     

    Mais c'étaient des cadeaux, les premiers qu'on lui ait jamais faits, et les manches étaient beaux et finement sculptés. Dans le temps, il avait possédé un couteau, mais rapidement il était devenu tout gris, puis marron rouge et enfin s'était effrité: inutilisable.

     

    Il repensa au donneur - le petit homme sur le cheval. Pourquoi n'avait-il pas crié? Pourquoi ne l'avait-il pas attaqué? Pourquoi avait-il tué les loups? Pourquoi avait-il soigné ses blessures? Pourquoi lui avait-il donné les couteaux?

     

    Que de mystères.

     

    Au revoir, ami, avait il dit en partant. Qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire?

     

    Au fil des ans, Kaï avait appris le langage des hommes, arrivant à déchiffrer le fatras de mots, pour discerner les phrases. Il ne parlait pas, parce qu'il n'y avait personne pour l'écouter, mais il comprenait.

     

    L'homme avait dit qu'il était pourchassé. Kaï pouvait comprendre.

     

    Par des bêtes et des hommes? Kaï se demanda pourquoi il avait fait la distinction.

     

    Il haussa les épaules et soupira.

     

    Étrangement, il se sentit plus seul aujourd'hui qu'hier.

     

    Le petit homme lui manquait.

     

     

    Extrait de Waylander de David Gemmel


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  • Commentaires

    1
    biribibi
    Samedi 21 Mars 2009 à 17:57
    Je ne connaissais pas cet auteur... Kaï n'a pas de langue matrenelle, mais il connait le langage du coeur.
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