• Ils étaient quatre garçons…

     

    Ils étaient quatre garçons…




    Quatre copains inséparables profitant de leurs jeunes années en s’amusant beaucoup et en refaisant le monde, à l’occasion, autour d’une table. À jeun dans la journée mais souvent  éméchés le samedi soir et parfois saouls en fin de nuit, tout leur était prétexte à se retrouver pour se distraire et discourir.

     

    Julien, l’intellectuel, le plus sérieux des quatre, le plus réservé aussi,  livrait facilement ses rêves mais restait discret sur ses sentiments. Grand amoureux des utopies les plus folles, qu’il prenait néanmoins très au sérieux, il lançait des idées comme on lance des balles, afin de les voir rebondir dans toutes les directions possibles. 

     

    Hervé n’aimait que les filles. Séducteur impénitent, il les collectionnait. Faut dire qu’il était plutôt joli garçon et qu’il n’avait pas beaucoup d’efforts à faire pour les cueillir. Il s’enflammait comme un feu de brindilles sèches et se consumait tout aussi vite. Heureusement, il n’était jamais à court de combustible. L’élue du jour ou de la semaine était cependant l’unique, la  reine du moment, et le plaisir qu’il prenait avec elle n’était jamais feint. Hélas, il ne savait pas rompre. Aussi ses aventures se terminaient elles toujours assez mal et il en souffrait autant que ses brèves conquêtes.  

     

    Fabrice, petit et rondouillard, trimballait dans ses poches un optimisme à toute épreuve. Il adorait faire enrager Julien dont les délires trop sérieux l’amusaient particulièrement. Bon public, il alimentait par sa bonne humeur les réunions de la bande car il voyait toujours le coté marrant des choses et il était impossible de ce fait d’étaler devant lui la moindre contrariété, sans qu’il s’empresse aussitôt de la tourner en dérision. Combien de baffes amicales sa nuque a-t-elle amorti, nul ne saurait le dire tant il en avait reçu. D’ailleurs, chaque fois qu’il intervenait dans une discussion, il avait pris l’habitude de rentrer le cou dans les épaules s’attendant à recevoir la gifle qu’il attendait en rigolant. Seul Julien ressentait néanmoins derrière cette attitude désinvolte, un grand manque de confiance en lui.

     

    Mathieu, costaud et bien bâti, parlait peu. Il écoutait très attentivement les autres, sans qu’il soit possible de savoir s’il approuvait ou non. Il réagissait rarement, sauf lorsqu’il se trouvait directement concerné. Dans ce cas, ses réponses se limitaient à quelques onomatopées, genre « oui » ou  « non » et personne ne parvenait à en tirer davantage. Si l’on insistait, il grognait et la question posée demeurait  sans réponse. Mais il aimait ses potes, cela ne faisait aucun doute. Il s’inquiétait d’une absence prolongée de l’un d’entre eux ou compatissait aux peines et aux malheurs de ses amis, à sa façon plutôt bourrue mais sincère. Ce qui ne manquait jamais de faire rigoler Fabrice, qui seul pouvait se permettre de le chambrer. Mathieu aimait les voitures entretenant la sienne, méticuleusement. Il se méfiait des filles, et il veillait au grain sur la sécurité du groupe lors des sorties. Il était celui qui ne boit pas et qui conduit.

     

    Un soir de beuverie particulièrement arrosée, ils se retrouvèrent chez Julien qui annonça brusquement :

     

    - On tourne en rond, les gars ! Le temps passe et nous végétons. Nous devrions faire quelque chose !

     

    Le silence se fit. Fabrice regarda Julien en rigolant.

     

    - Attention ! Tous aux abris ! Décollage imminent !

     

    Personne ne fit attention à lui. Julien poursuivit :

     

    - Je me disais que nous faisons toujours les mêmes choses. Sortir en boîte, picoler, discuter…Nous répèterons toujours les mêmes histoires, et nous additionnons sans cesse les mêmes conneries. Personnellement, j’en ai un peu marre. Je voudrais bien passer à autre chose.

     

    - A quoi ? demanda Hervé, pour une fois, non accompagné d’une fille.

     

    - Oh ! Quelque chose d’assez simple. Par exemple on pourrait rester un certain temps sans se voir. Interdiction absolue de se voir et de se parler pendant une période convenue.

     

    - C’est idiot ton truc ! dit Hervé. Pourquoi ferions nous une chose pareille ?

     

    - Je sais pas. C’est une idée, comme ça. Elle m’est venue quand j’ai lu, hier, un aphorisme de Saint-John Perse qui disait: "L'inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt avec l'accoutumance". J’ai pensé à nous, et voilà.

     

    - L’accoutumance a du bon, mec ! rétorqua Fabrice. Personnellement, je l’apprécie beaucoup. Tiens, ressers moi donc à boire ! 

     

    Et il baissa promptement la tête, évitant la baffe de Julien.

     

    - Qu’en penses tu Matthieu ? demanda ce dernier

     

    - Rien.

     

    - Et toi, Hervé ?

     

    - « Poète est celui qui rompt ». Ça veut dire quoi, au juste ?

     

    - Ça veut dire, à mon sens, que l’immobilisme engendre la paresse. Que la paresse engendre le sommeil. Que le sommeil favorise le développement de l’embonpoint et que, pour finir, on s’éteint doucement dans son fauteuil, devant sa télé. On devient un ruminant ennuyeux ! Le poète, enfin celui qu’évoque Saint John Perse, s’il veut demeurer inventif, alerte, vivant, s’il veut agrandir sans cesse son champ d’expériences et de connaissances, s’il veut continuer à rester ouvert sur le monde, doit rompre, dés qu’il sent venir  la monotonie, l’habitude, l’accoutumance s’installer.

     

    - Et tu crois vraiment que nous, on s’endort ?

     

    - Il y a maintes façons de s’endormir. Ce n’est pas parce qu’on sort, qu’on s’amuse, que l’on reste éveillé. On s’endort dés que l’on commence à se répéter. Que l’on reproduit les mêmes comportements. Je ne crois rien du tout en ce qui nous concerne. Je me suis posé la question, c’est tout. Et je vous en parle. Ce dont je suis sûr, par contre, c’est que celui qui s’endort ne s’en aperçoit pas. Le sommeil le gagne insidieusement. Et des hommes qui dorment, j’en connais un paquet. Dés lors, il ne reste plus qu’à les laisser dormir et à s’en aller. Je ne voudrais pas en faire partie. C’est ce que j’ai voulu dire.

     

    - C’est toi qui nous endors, Julien, intervint Fabrice. Là, je sens vraiment le sommeil me gagner !

     

    - C’est vrai, quoi, Julien ! Fabrice à raison poursuivit Hervé. C’est une idée à la con ! Moi, j’aime bien la vie que je mène, avec vous. Je n’ai pas du tout l’impression de m’endormir.

     

    - Bon, dit Julien. Je parlais, ça ne va pas plus loin. J’exprimais un sentiment que j’ai ressenti. Si je vous emmerde, oublions cela !

     

    C’est donc la vie qui prit le relais de la proposition de Julien. Le groupe se dispersa, sans l’avoir décidé, comme il est d’usage lorsque les années passent.

     

    Devenu professeur de philosophie, Julien fut nommé dans un lycée du Nord de la France. Hervé, employé de banque, visita également du pays, au gré de ses mutations successives. Mathieu, représentant chez Citroën, resta dans les voitures et Fabrice se fit embaucher par un artisan, spécialisé dans les entretiens et les créations de jardins. Ce fut le seul qui resta dans sa région d’origine.

     

    Ils se rencontraient de temps en temps, mais jamais ensemble. Pris par leur métier et pour trois d’entre eux par leur famille, l’amitié d’autrefois se dilua dans le désert du temps.

     

    C’est Mathieu qui lança l’invitation. Sans doute le plus nostalgique, il proposa aux trois autres de fêter le nouvel an chez lui, à Beauvais. Il les prévint longtemps à l’avance afin de permettre à chacun d’eux de s’organiser pour le rendez vous.

     

    C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent, vingt ans plus tard, un 1er janvier, chez Mathieu. La journée fut agréable, comme on pouvait l’imaginer. Un peu gênés en arrivant, car le groupe s’était agrandi des épouses et des enfants, tout se déroula ensuite dans la bonne humeur.

     

    Le soir, les enfants couchés, les quatre amis, repus et passablement éméchés se retrouvèrent dehors, malgré le froid.

     

    Mathieu alluma le barbecue sur la terrasse et ils se réchauffèrent en plaisantant aidés en cela par le champagne qui continuait de couler à flots.

     

    - Si j’avais su dans le temps qu’un seul d’entre nous resterait célibataire et si j’avais dû parier sur un nom, je pense que c’est toi que j’aurai choisi, Mathieu, dit Fabrice. Les filles, c’était pas trop ton truc…

     

    - Pas forcément, répondit Hervé. Mathieu est solide et il s’est trouvé une femme solide. Normal !

     

    - Pas comme toi Mathieu ! lui répondit Fabrice.

     

    - Comment ça, pas comme moi ? Moi, j’ai épousé celle qui m’a dit non, voila !

     

    - Que veux tu dire ? demanda Julien

     

    - Quand j’y repense aujourd’hui, c’était logique, au fond. Mon épouse, qui travaillait à l’époque dans la même agence que moi,  n’a pas du tout apprécié mon personnage de petit séducteur, quand on s’est rencontré. Elle m’a remis à ma place, vertement, au point que mon petit ego de mâle dominant n’a pas supporté. J’ai fait comme si je m’en foutais, bien sûr, mais en fait, je ne m’en foutais pas du tout. Les autres filles ne m’intéressaient plus et je ne savais vraiment pas quoi faire pour séduire Cécilia. Je n’osais plus lui parler. Il me semblait que je n’aurais pas supporté un deuxième refus. Alors, je me suis comporté à son égard comme un gentil collègue, attentionné, mais prudent. Cette situation a duré plus d’un an. Puis, un jour, un des employés de l’agence a fait une bêtise dans son travail. J’aimais bien ce type effacé et timide, nouvellement recruté. Il m’avoua sa peur de se faire renvoyer et j’ai pris sur moi son erreur. Ce n’était pas une erreur grave mais lui, en tant que stagiaire, risquait sa place, alors que moi, j’aurai juste une observation courroucée du directeur. Cécilia, au courant de mon geste, a changé d’attitude à mon égard. Je l’ai senti plus disponible et je me suis de nouveau risqué à l’inviter, un soir. On a commencé à sortir ensemble et, me sentant bien avec elle, je n’ai eu aucun mal à ne rien brusquer. Voilà ! Ils se marièrent et eurent, à ce jour, deux enfants ! A la votre, les amis !

     

    - Pourquoi as-tu dit que j’étais solide et que j’ai donc épousé une femme solide ? demanda Mathieu à Hervé.

     

    - Ça t’intrigue, hé, le pilote ? lui répondit Hervé en riant. Parce que j’ai toujours pensé à toi comme l’homme d’une seule femme. Les aventures avec les filles ne t’ont jamais vraiment intéressé. Mais tu es un type bien. Quelqu’un d’authentique, je dirais. Tu ne parles pas beaucoup, mais  tu as beaucoup de respect pour les autres et tu aimes les choses vraies. Tu laisses leur chance aux gens que tu rencontres. Tu ne les juges pas. Tu es un type fidèle et si tu décides de donner ton amitié ou ton amour, c’est pour la vie. On peut compter sur toi, et ça, c’est une chose rare. Voila ce que signifie dans ma bouche le mot « solide ». Et donc, à homme solide, femme solide ! Ça te va comme réponse, amigo ?

     

    - Ouah, les enfants ! C’est pas notre Hervé qui parle, là ! dit Fabrice. Le tombeur de ces dames à la frivolité légendaire, est devenu raisonneur ! Julien, t’as de la concurrence ! C’est Cécilia, la responsable ?

     

    Tout le monde rit et Hervé ajouta.

     

    - Et que crois tu donc que je cherchais, en additionnant les conquêtes, Fabrice ?

     

    - Mais l’amuuuuuuuur ! bien sûr. Toujours l’amuuuuuuur ! What else ?

     

    - Arrête de déconner Fab ! et la main d’Hervé retrouva naturellement son chemin sur la nuque de son copain.

     

    - Ah, cette fois, tu n’as pas pu l’éviter ! dit Julien. Tu n’as pas baissé la tête assez vite. C’est vrai que tu n’en as plus l’habitude. Et si, au lieu de déconner comme toujours, tu nous disais comment, toi, tu l’as rencontré, l’amour ?

     

    - Pas question ! répondit Fabrice. Toi d’abord !

     

    - Quoi, moi d’abord ! Je suis le seul célibataire du groupe et donc, il est évident que je n’ai pas trouvé encore, comme on dit, chaussure à mon pied.

     

    - Puisqu’on est dans les confidences, peut être pourrais tu nous dire quand même, pourquoi aucune demoiselle n’est jamais parvenue à trouver le chemin de ton cœur ? ajouta Hervé en riant. Après tout, c’est toi le philosophe, le chercheur ! Non ?

     

    - Il est difficile de parler de soi, commença Julien prudemment. Sans doute suis-je trop exigeant. J’ai du mal à m’attacher. Les femmes me posent un problème. J’apprécie énormément leur compagnie, mais je ne parviens pas à m’engager. La plupart des couples que j’observe, et je m’attache beaucoup à ces observations chaque fois que l’occasion m’ est offerte, ressemblent à ce que j’appelle des « couples béquilles ». Chacun des membres du couple compte sur son conjoint pour atténuer ou compenser ses doutes ou ses faiblesses. Ils s’appuient l’un sur l’autre. Il n’est pas question de généraliser, bien entendu, mais j’ai souvent remarqué cela. Or, en ce qui me concerne, je ne veux pas d’un couple béquille.  Il me semble qu’un véritable couple, c’est l’union de deux personnes autonomes qui savent vivre seules et qui se sont choisies pour partager ce qu’ils sont. Mais ils n’ont pas « besoin » l’un de l’autre. En quelque sorte 1 + 1 = 2 et non pas  ½  +  ½  = 1. Ainsi, par exemple, il me semble que Mathieu et Fabrice qui manquent de confiance en eux ont trouvés dans leur couple un équilibre nécessaire à leur bien être. Les femmes, très souvent, voient les hommes comme de grands enfants. Ce qu’ils sont, la plupart du temps. Et donc, elles ont tendance à les materner plus ou moins. En fait, ce sont les femmes qui protègent les hommes et non l’inverse. Comme disait Saint John Perse,  « l'homme est sans rivage, près de la femme, riveraine ». Comprenez moi bien, les gars ! Il s’agit d’observations personnelles et non pas de critiques. Je n’ai rien contre ce que j’ai appelé « les couples béquille ». Je n’en veux pas pour moi, c’est tout.

     

    - Toujours aussi compliqué Julien ! Toujours à couper les cheveux en quatre ! Pourtant, pour reprendre ton exemple, poursuivit Hervé, Mathieu est solide comme je disais tout à l’heure et il a épousé, je pense,  une femme solide. Tu dois être d’accord avec moi, car tu n’as rien objecté tout à l’heure. Ce que tu n’aurais pas manqué de faire, j’en suis sûr, si tu n’avais pas été d’accord. Donc, étant solides tous les deux,  ils ne se complètent pas. Ils sont tous les deux identiques, et donc « autonomes » pour reprendre ton expression.

     

    - Oui. Tu as très bien parlé de Mathieu tout à l’heure et je suis d’accord avec ce que tu as dit de lui. Mais la solidité de Mathieu est également une protection. Cette solidité, en quelque sorte, est une protection contre ce qu’il sait être sa fragilité. Pourquoi n’apprécie t-il pas les aventures féminines ? Parce qu’il ne sait pas jouer avec les sentiments. Parce qu’il ne sait pas se donner à moitié. Si je puis m’exprimer ainsi, je crois que son cœur ne résisterait pas à une déception sentimentale. L’amour et l’amitié sont choses trop importantes pour lui. Ce qui, pour un autre, ne serait qu’un chagrin d’amour de plus, serait pour lui une véritable déchirure. Il le sait très bien, même s’il ne l’analyse pas. Et il le craint par-dessus tout. Donc, pour se protéger d’une telle éventualité, il a choisi une épouse, comme tu dis,  « solide » également c'est-à-dire, comme lui, authentique et donc fidèle. Parce qu’il pense qu’elle ne le décevra pas. Et c’est très bien ainsi. Je ne parlais tout à l’heure que pour moi-même.

     

    Mathieu, comme à son habitude ne disait rien, mais il écoutait attentivement Hervé et Julien parler de lui, comme s’il n’était pas là. Il retrouvait ses amis et dans sa poitrine, il sentait son coeur battre. Il était heureux. Il n’aurait pas su dire pourquoi, mais il sentait la chaleur de l’amitié l’envelopper de nouveau, comme lorsqu’ils étaient jeunes et insouciants. C’était bon d’avoir chez lui cette femme, qu’il aimait tendrement, et ses amis retrouvés. Le feu s’éteignait. Il frissonna. Ne sachant pas si c’était de froid ou d’émotion, il rajouta, dans le doute, du bois dans le barbecue.

     

    - En fait poursuivit Julien, tout ça, ce sont que des mots. En fait, je crois aux sentiments que l’on ressent bien davantage qu’aux analyses que je peux faire, forcément toujours incomplètes. Pour en terminer avec moi, je dirais que je n’ai pas encore ressenti d’émotion amoureuse véritable et durable avec une personne du sexe opposé. C’est tout. Donc, je suis encore célibataire. Toi Hervé, par contre, j’ai bien aimé ce que tu as dit de ta rencontre avec Cécilia et comment tu as évolué ensuite. Reste notre ami Fabrice qui ne pipe mot depuis trop longtemps et qui ne m’a pas encore coupé dans mes élucubrations. Ce qui est à souligner. N’est ce pas Fab ?…

     

    - T’es con Julien ! Tu parles toujours trop. Quand on te lance, tu ne sais pas t’arrêter et il en faut peu pour te faire démarrer. Tu n’as pas changé, dit Fabrice avec un sourire crispé.

     

    - Tiens, tiens ! dit Julien en souriant franchement par contre. Fabrice ferait il la gueule ?

     

    - Moi, je ne cherche pas à comprendre, monsieur le philosophe. Moi, je vis au jour le jour. J’aime mon travail, ma femme, mon fiston, et puis c’est tout.

     

    - Aurais tu brusquement l’alcool agressif Fabrice ? demanda Hervé

     

    - Pourquoi tu dis ça ? Je ne suis pas agressif.

     

    Fabrice posa son verre de champagne sur le rebord du barbecue et s’éloigna.

     

    - Qu’est ce qui lui prend ? demanda Hervé en se tournant vers Julien.

     

    - Je ne sais pas, répondit celui-ci. Peut être quelque chose que l’on a dit l’a froissé. Fabrice n’a jamais aimé les discussions sérieuses, tu le sais bien. Il ne s’y sent pas à l’aise. Et ce soir, peut être a t-il pensé à quelque chose en nous écoutant qui l’a perturbé au point de le rendre muet. Toi, Mathieu qui le connaît bien, qu’en penses tu ?

     

    - Je sais pas. Il a des problèmes, répondit ce dernier

     

    - Quel genre de problème ?

     

    - Sa femme n’a pas été acceptée par sa famille. Et ça le mine, par rapport au petit.

     

    - Ah bon ? Pourquoi ?

     

    - Je sais pas, je n’en parle pas... Je sais qu’il y pense souvent. Je le vois bien. Alors il se renferme en lui-même et il est malheureux.

     

    Il ne fallait pas compter sur Mathieu pour s’expliquer davantage. Déjà, il en avait beaucoup dit. Hervé et Julien se turent et chacun des trois amis but son verre en silence en regardant les braises.

     

    Ils rentrèrent. Ils devaient passer la nuit dans la grande maison de Mathieu et repartir le lendemain.

    Mathieu et Hervé souhaitèrent une bonne nuit à Julien et allèrent se coucher. Ce dernier resta seul dans le séjour. Il regarda la pendule. Deux heures du matin. Il alluma la petite lampe près de la cheminée et prit un livre sur la commode.

     

    Il ne parvint pas à se concentrer sur sa lecture. Il repensait à leur discussion et à ses amis. À leur jeunesse, à ce que chacun d’eux était devenu. « On devient ce que l’on est, c’est évident », pensa t-il. Chacun de nous tisse la toile  de son potentiel génétique, comme il le peut. Certains parviennent à isoler et à suivre quelques fils, d’autres s’arrangent tant bien que mal des nœuds les plus inextricables de leur personnalité. Personne ne se connaît jamais vraiment. Mais le combat de l’humain contre lui-même est passionnant et respectable. Que faire d’autre d’ailleurs ? Pour lui, c’était la seule chose à faire de sa vie. Apprendre à se connaître, du mieux possible. « J’aime mes amis… et je suis seul », pensa t-il.

     

    Fabrice pénétra dans la pièce.

     

    - Tu n’es pas couché ? demanda t-il ?

     

    - Non, je n’ai pas sommeil. Je réfléchissais…

     

    Fabrice sourit.

     

    - Comme d’habitude, dit il. Y a t-il un moment dans ta vie ou tu n’as pensé à rien ? Y a t-il un moment, dans ta vie ou tu t’es simplement laissé vivre ?

     

    Julien lui rendit son sourire.

     

    - Je ne crois pas, non.

     

    - Ouais. Moi non plus je n’ai pas sommeil. On a bu pas mal, ce soir…

     

    - Comme au bon vieux temps….

     

    - Ouais. En fait, je ne bois plus du tout. Mais ce soir, c’était inévitable.

     

    - Oui. Ce soir, c’était inévitable.

     

    Ils gardèrent le silence un instant. Puis Fabrice se lança, brusquement.

     

    - Tu le savais, toi. Tu l’as toujours senti, je le sais. Tu savais que si je déconnais sans arrêt, c’était pour éviter de trop réfléchir. Je suis l’opposé de toi. Je n’aime pas réfléchir. Je vis dans le présent. Je laisse venir les choses et je vois ensuite comment réagir. Je n’aime pas anticiper. Ça ne sert à rien, à mon avis. Anticiper, c’est louper le présent. C’est ne rien voir. Et toi, tu anticipais toujours. Tu te projetais sans cesse dans l’avenir. Et ça m’énervait. Mais comme je ne pouvais rien te dire, parce que tu avais toujours réponse à tout, je  lançais des vannes….

     

    Oui. Tu as raison. Dans un sens. Réfléchir, anticiper n’est pas toujours la solution. Cependant, parfois, c’est nécessaire. C’est comme tout. Question de tempo. Tu sais Fab, nous étions tous « trop – quelque chose ». Mathieu était trop enfermé sur lui même, Hervé était trop coureur de jupons, toi tu étais trop à fleur de peau et moi, j’étais trop bavard et en projection sur l’avenir. Tout le monde est « trop - quelque chose ». L’excès est une réaction de défense. Contre nos craintes, nos angoisses inconscientes. Puis, au fur et à mesure que les années passent, que l’expérience de la vie nous façonne, nous prenons conscience de ces excès et nous tentons de  les corriger, dans la mesure du possible. Hervé a rencontré sa femme. Il nous a raconté tout à l’heure le changement qui s’était opéré en lui à partir de ce moment. Mathieu a trouvé également un équilibre en se mariant. Moi, j’ai réfléchi et j’ai poli mes rêves. J’ai atténué les angles. J’écoute davantage. Et toi, regarde ! Tu as de plus en plus de mal à tout tourner en dérision, comme avant. En ce moment nous parlons gentiment et sérieusement. Ce que tu étais incapable de faire cinq minutes quand nous étions jeunes. Dis moi, pourquoi es tu parti tout à l’heure ?

     

    - Oh, pour rien ! J’ai pensé à un truc…

     

    Julien attendit.

     

    - En fait, c’est vrai, je suis faible. Ça m’a énervé quand vous en avez parlé. Parce que, c’est vrai, je suis faible.

     

    - Pourquoi dis tu cela ? demanda Julien

     

    - Y a des choses… Je sais que je devrais réagir, imposer mon point de vue parce que je sais que j’ai raison, et je n’y parviens pas….

     

    Fabrice s’interrompit. Les mots avaient du mal à sortir.

     

    - Ma mère n’aime pas ma femme. Elle n’a jamais accepté mon mariage. Au début, elle ne voulait pas la voir. Et depuis que mon fils est né, c’est insupportable. Elle veut le voir quand elle en a envie et ma femme n’est pas d’accord. Moi non plus d’ailleurs. Alors c’est des chamailleries sans arrêt. Chaque fois qu’elle vient, mon épouse se tire ou alors c’est moi qui emmène mon fils à ma mère, sans ma femme. Ça fait des histoires à n’en plus finir, des reproches, et ça me mine. Je ne sais pas quoi faire. En fait, si. Je sais ce que je devrais faire mais je n’y parviens pas.

     

    - Et que penses tu que tu devrais faire ? demanda Julien.

     

    - Dire à ma mère que je ne suis plus son bébé. Que j’ai ma vie. Que j’ai choisi ma femme. Que j’ai un fils maintenant et que ce fils n’est pas, comme moi, à sa disposition. Que c’est elle qui fout la merde. Que… Voila ce que je devrais dire. J’ai essayé une fois, mais ça a provoqué un drame. Des pleurs. Que j’étais un mauvais fils, que je ne pensais pas à elle…En fait, après, ça a été pire qu’avant. Pourtant, je sais que j’ai raison.

     

    - Bien sûr que tu as raison. Mais ce n’est pas facile. La situation que tu évoques n’a rien de simple. Ce n’est pas de la faiblesse de ta part. Avec une mère, les liens sont empoisonnés. Pas toujours mais souvent. Je le sais, j’y suis passé. Pas de la même façon que toi, mais c’est tout comme. Ta mère est mal dans sa peau et elle ne peut que faire que du mal aux autres en leur transmettant son  malaise. Et particulièrement à toi, son fils. Tu es sensible Fabrice. Très sensible, et elle joue là-dessus. Oh, pas consciemment bien sûr, mais le résultat est le même. Je n’ai aucun conseil à te donner, évidemment, mais dans ce cas précis, je te jure que ton comportement n’est pas un aveu de faiblesse. Dans des cas comme celui-ci, seul l’égoïsme pourrait te protéger. Seulement voilà, tu n’es pas égoïste.

     

    - Que veux tu dire ?

     

    - Que j’ai un ami, enfin plutôt un collègue, qui a, lui aussi, une mère très possessive. Ce collègue a également un frère. Ils sont tous les deux mariés avec des enfants. Et bien la mère empoisonne la vie de son frère alors qu’elle fout la paix à mon collègue. Pourquoi ? Parce qu’elle sait que son fils, mon ami, est quelqu’un d’égoïste et qu’il ne laissera pas sa mère empiéter sur sa vie. Elle le sent. Alors que le frère, beaucoup plus sensible, ne parvient pas, comme toi, à se libérer de sa mère.

     

    - C’est bien ce que je disais. L’un est fort, l’autre faible. Comme moi.

     

    - Présenté comme cela, oui. Mais je ne dirai pas les choses de la même façon. Sans doute que dans la relation avec sa mère, l’égoïsme de mon ami lui est utile. Mais dans d’autres occasions, crois moi, cet égoïsme le dessert. Par contre, ta sensibilité  te rend vulnérable mais je la préfère, pour beaucoup d’autres choses.

     

    - Comme d’habitude, tu noies le poisson !

     

    - Tu es injuste, Fabrice. Je ne noie pas le poisson. On parle gentiment et je te donne mon point de vue.

     

    - C’est vrai, pardonne moi. Cette histoire me mine.

     

    - Je sais. Je comprends. Je ne juge pas ton comportement. Simplement, ta  sensibilité n’est pas, à mes yeux, une marque de faiblesse. Et le fait que tu ne parviennes pas à gérer les exigences de ta mère est normal, compte tenu de ta personnalité. D’ailleurs, personne n’est fort dans toutes les situations. Je pourrais te citer pas mal d’exemples de gens dits « forts » qui se sont révélés incapables d’affronter certaines situations. La aussi, tout est une question de circonstances.

     

    - Bon. On va se coucher ? Ça m’a fait du bien de parler avec toi.

      Et, bonne année, au fait....

     

    - Oui, Bonne année, Fabrice. A demain.

     

     

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  • Commentaires

    1
    visiteur_starletteoh
    Jeudi 1er Janvier 2009 à 19:06
    L'habitude peut parfois être perçue comme une sécurité pour certains..Répéter les mêmes gestes, aller toujours au même endroit sont parfois rassurant. Rompre l'habitude demande quand même un certain courage , il faut le reconnaître car il faut savoir affronter l'inconnu.
    L'amîtié dans ce texte a a su résisté malgré les années et malgré la séparation de chacun dans un univers différent. c'est beau !
    Les caractères des personnages sont différents et pourtant tout aussi intéressants !
    Bravo Julien !
    2
    july
    Vendredi 27 Février 2009 à 00:55
    Bonjour,
    Je viens de cr? un nouveau forum dans le but de r?ir les passionn?d'?iture.
    Alors si le coeur et la plume t'en dit, rejoins-nous : http://aimer-ecrire.forumactif.com
    A bient?
    3
    inclassable
    Mardi 12 Octobre 2010 à 21:40
    chacun s'y retrouve un peu !ça fait réfléchir....................lequel me ressemble le plus?et si c'etait moi?dans 20 ans?
    4
    Julien Daumange Profil de Julien Daumange
    Mardi 12 Octobre 2010 à 23:51
    Oui..., "On a tous un peu de Tenessee" LOL....
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