• Après l'école, l'école...

     

    Après l’école, l’école

     

    Au pays du Matin - Calme, la compétition effrénée contraint les élèves à suivre de nombreux cours du soir. Jusqu'à l'épuisement.

     

     

    Seize heures. Fuyant la chaleur lourde et humide de ce début juillet, elles se sont installées dans un salon de thé climatisé. Jupe marine et chemise blanche, baskets et téléphone portable rose, Kim et Yoon, 12 ans, en première année de collège, ont une heure pour répondre aux questions.


    Parce qu'après elles commencent leur seconde journée d'école. La vraie, celle qui compte. Celle pour laquelle leurs parents se saignent et qui leur permettra, pensent-elles, de réussir une carrière d'enseignante pour l'une, de médecin pour l'autre : après l'école, comme presque tous les enfants coréens, elles vont dans des « hagwons », des instituts privés qui font école... après l'école, grosso modo de 15 à 22 heures.


    Des hag­wons, il y en a des milliers en Corée, grands et petits, pour toutes les ma­tières et tous les âges... Aujourd'hui, Kim, regard vif, grosses lunettes et ongles rongés, va au hagwon de sciences. Pour la discrète et fine Yoon, c'est l'anglais. Les autres jours, les deux amies prennent aussi des cours de maths, de dissertation. Kim suit des cours de coréen et de civilisation sur Internet. Le samedi, elle a aussi droit à un cours de sciences de quatre heures réservé aux meilleurs élèves - elle a trois ans d'avance sur le programme officiel. Yoon suit en outre des cours à domicile. Et, bien sûr, quand les filles reviennent chez elles, le soir, vers 22-23 heures, elles font leurs devoirs. Jusqu'à minuit‑1 heure du matin.


    On ne peut pas dire que Kim et Yoon sourient beaucoup quand elles détaillent leur emploi du temps. Pas le temps de jouer, de rêver, « j'aimerais bien lire », regrette Kim. La lecture, le piano ou le dessin, quand il y en a, sont liés aux examens. Pas le temps de beaucoup dormir non plus : au pays du Matin-Calme, on mesure le niveau des résultats scolaires au nombre d'heures de sommeil sacrifiées.


    Les deux filles sages constatent sobrement qu'« il y a plus de désavantages que d'avantages à ce système », mais ne se plaignent pas. D'abord, parce que ça ne se fait pas. Dans ce pays de près de cinquante millions d'habitants marqué par le confucianisme, on obéit à l'autorité des parents, des maîtres, des anciens. « Quand je n'ai pas envie d'aller au hagwon parce que je suis fatiguée, maman me dit : "Pense à ton avenir", explique Kim. Et ça me convainc. » Et puis, autour d'elles, de toute façon, « c'est pareil pour tout le monde ». Sinon pire.


    Kim et Yoon connaissent des enfants inscrits à plus de dix hagwons, travaillant le dimanche, rece­vant des profs particuliers à 23 heu­res. Elles sont juste les rejetons ordinaires d'une société devenue malade de son éducation, le produit effarant d'une machine infernale qui s'est emballée, il y a une quinzaine d'années, et que personne ne sait plus comment arrêter.


    D'autant moins qu'à l'étranger on applaudit son efficacité : la Corée squatte le peloton de tête du classement inter­national du Programme internatio­nal pour le suivi des acquis (Pisa), qui évalue les élèves du secondaire dans le monde. Obama l'a récemment sa­luée comme un exemple à suivre. En France, où les cours à domicile et les instituts privés « complémentaires » commencent juste à fleurir, on ne mesure pas encore tous les dangers d'un tel modèle.


    L'éducation, en Corée, c'est comme au Japon ou en Chine... mais puis­sance dix : revanche à prendre sur l'ancien colonisateur japonais et le grand voisin chinois, volonté de sor­tir de la pauvreté de l'après-guerre, nécessité absolue de passer par la case université pour ne pas rater l'ascenseur social : «Le diplôme est LA clef qui donne un statut social, ouvre les portes des grandes entrepri­ses, commente Jeon Eun-Hee, du département de l'éducation de l'uni­versité de Séoul. Ici, la vie est suspen­due à l'obtention de l'examen d'entrée à l'université et au classement obtenu. Dès le primaire, les enfants s'y prépa­rent. » Huit Coréens sur dix vont à l'université, record mondial.


    Importés pendant l'occupation japo­naise dans les années 1940, les hag­wons étaient au début destinés aux lycéens en difficulté. Avec leurs clas­ses à effectif restreint, leurs profes­seurs motivés, leurs cours personna­lisés, ils ont fait la différence avec l'école publique, bondée, ont enrôlé les collégiens, puis les primaires... Avec le miracle économique des années 1990 et l'émergence d'une classe bourgeoise consciente de la concurrence internationale, la pres­sion a augmenté, d'année en année. «Moi, au collège, je détestais d'autant plus les hagwons que j'avais goûté à la liberté plus jeune, témoigne Joo­hyun, étudiante de 21 ans. Je plains les petits d'aujourd'hui, qui n'ont mê­me pas cette conscience !»


    Aujourd'hui, les « instituts » font partie du quotidien de chaque en­fant, quel que soit son niveau social, occupent des immeubles entiers, colonisent des quartiers. Rien qu'à Séoul, on en dénombre officielle­ment 25 000. Dès 15 heures, dans les rues, c'est un véritable ballet de bus aux couleurs et slogans accrocheurs qui se croisent et se recroisent, entre école, hagwon et domicile des élè­ves...


    Face à ce raz de marée, l'école obligatoire traditionnelle (publique ou privée) vacille : « Les enfants dor­ment en cours le matin parce qu'ils ont travaillé tard, raconte Kim Sun-Youn, professeur dans le public. Ils ont par­fois un, deux, voire trois ans d'avance sur les programmes, alors ils s'embê­tent ! » Les rares enfants qui ne vont pas aux hagwons se retrouvent déca­lés par rapport aux autres : « Certains enseignants "zappent" des parties du programme parce qu'ils considèrent qu'on les a vues au hagwon », témoi­gnent les élèves.


    Pensant contre-attaquer, l'école n'a fait que participer à la surenchère : elle lâche ses élèves de plus en plus tard dans l'après-midi, organise des welfare programs, cours de rattra­page pour les enfants ne pouvant se payer des hagwons, ou des frontline classes, cours d'excellence destinés aux meilleurs éléments. L'État, de son côté, légifère en vain : dans les années 1980, i1 a interdit les hagwons. Des parents ont attaqué en justice et ont gagné. Plus récemment, il a vou­lu harmoniser les tarifs et imposer la fermeture des hagwons à 22 heures. Mais ces mesurettes n'ont pas freiné la frénésie générale : certains hag­wons donnent des cours en cachette le soir, volets fermés, et les cours à domicile et sur Internet n'ont jamais autant marché. On a même rencon­tré lors de notre enquête une prof de maths donnant des cours particu­liers à des enfants pour les aider à suivre... dans les hagwons !


    Pourquoi les parents nourrissent-ils avec une telle énergie un système dont leurs enfants sont les premières victimes ? Dans cette société ultra compétitive, le travail des élèves aboutit à un classement sur une liste nationale : « Tout le monde est en concurrence avec tout le monde », analyse Sang-Hee Lee, professeur de lycée depuis vingt-cinq ans. Chez nous, un proverbe dit : « Si son voisin achète un bout de terre, le Coréen a mal au ventre. » Si sa voisine met son enfant dans un hagwon, il doit y met­tre le sien...


    Sujin Lee, mère de deux garçons, détaille ce qu'elle appelle en souriant « la société des mères» : «Elles cherchent à savoir où vont les enfants des autres, cachent leurs in­formations... Il y a toujours un nou­veau hagwon à la mode, dans lequel il faut absolument aller. C'est un boulot à plein temps ! » Un « boulot » qui coûte cher : 500 000 wons au mini­mum par enfant et par mois (sans compter les cours à domicile), soit 1 million pour deux enfants : le sa­laire d'un chauffeur de bus, la moi­tié de celui d'un jeune prof, un cin­quième de celui d'un cadre.


    La multiplication des hagwons ren­force les inégalités sociales. Dans le quartier de Gangnam-gu, qui réunit à lui seul un quart des hagwons de Séoul, le prix des appartements est de 300 % supérieur à celui de quar­tiers similaires. L'éducation est deve­nue une industrie florissante, apo­théose d'un système libéral où règne la loi de l'offre et de la demande : avec des profs pas toujours diplômés, tant la demande est forte, souvent mieux payés que dans le public, mais jeta­bles du jour au lendemain. Avec aus­si des profs « stars » dont les cours filmés se téléchargent par centaines de milliers.

    A Megastudy, « la » so­ciété de cours sur Internet, certains profs, qui touchent 23 % des gains liés à leur nom, sont devenus riches. Sur le plan financier, la charge est lourde pour les familles. Sur le plan psychologique et physique, elle est écrasante. Selon plusieurs études na­tionales ou internationales, notam­ment de l'OCDE, les enfants coréens sont ceux qui dorment le moins au monde. Le taux de suicides est le plus élevé du monde (juste avant le Japon)... et le taux de natalité, un des plus faibles (juste après Hongkong).


    Difficile d'avoir des chiffres précis sur le mal-être des enfants. Mais on le sent vite, en regardant travailler le soir ces enfants harassés, dans leur petite classe sans fenêtres. Nous sommes dans un centre d'Avalon, une grande chaîne de hagwons d'an­glais, 45 000 élèves, 29 écoles. Ali Naved, le prof, est un jeune Améri­cain du Michigan, qui a appris son boulot sur le tas. En tongs et tee­shirt, il fait débattre ses cinq élèves de 11-12 ans : « Le gouvernement doit-il réglementer l'accès à la télévision pour les enfants ?» On frappe à la porte : une petite fille menue, minois fatigué. Elle a trois quarts d'heure de retard. «Excusez-moi, je suis rentrée dîner chez moi... et je me suis endor­mie. » La veille, elle a travaillé jusqu'à 1 heure du matin. Ali Naved ne dit rien. Il a l'habitude. «Ils sont crevés, ces gosses, souffle-il. Ils travaillent plus que moi !Pour les intéresser, j'es­saie de faire des choses vivantes, com­me ce débat. Mais si je n'avance pas assez vite dans le livre, leurs familles protestent.


    Dans ce pays, on demande surtout aux enfants d'ingurgiter des tas de connaissances, du par-cceur. Je me retrouve avec des élèves robots, qui ne savent pas imaginer, inventer, pen­ser... et qui ne sont pas heureux !» Un peu plus tard, dans un autre « institut », même son de cloche auprès d'une poignée de collégiens de 13-15 ans : «pas heureux », «stres­sés », ils évoquent pour certains des «problèmes psychosomatiques ». «Je vois de plus en plus d'enfants dans mon cabinet qui perdent leurs che­veux et développent des tics », con­firme la pédiatre Kim Don-Hyun.


    Maman de deux garçons, elle aurait aimé, comme plusieurs de ses amies, « scolariser les enfants aux Etats-Unis, au Canada, ou même en France ». Elle ne peut pas. Alors elle tente de limiter les dégâts, sélectionne des hagwons d'élites de Gangnam-gu, à la pointe de la pédagogie moderne, comme le très sélectif CMS, « où on n'apprend plus à ânonner », dit-elle, mais «à réfléchir». De plus en plus de parents, conscients des consé­quences désastreuses de cette course folle, tentent de contourner le sys­tème. Des pères restent travailler en Corée, tandis que leurs femmes s'ex­patrient avec les enfants. D'autres essaient d'inscrire leurs enfants dans des établissements internationaux :


    Hélène Lebrun, ex-professeur d'uni­versité, s'est ainsi retrouvée, à 67 ans, incitée à créer un établissement français par des parents qui « avaient vécu dans d'autres pays et ne sup­portaient pas le rythme coréen». Ouvert en 2002 avec sept enfants, son lycée international Xavier ac­cueille 220 élèves. D'autres parents se débrouillent : comme ces huit ma­mans qui ont loué ensemble un ap­partement à Paris pour scolariser leurs enfants jusqu'au bac. « Elles avaient un visa de touriste : tous les trois mois, il y en a une qui repartait, l'autre qui arrivait pour s'occuper de la communauté ! » raconte Hélène Lebrun. Certaines agences de voya­ges organiseraient même des accou­chements aux Etats-Unis pour que l'enfant puisse ensuite, même s'il ne parle que coréen, intégrer une école occidentale.


    Pour sa deuxième heure de cours, ce soir-là, Ali, le prof américain, avait apporté une surprise à ses élèves : des cookies et de la glace. Le procédé, assez fréquent dans les hagwons, fait tenir les enfants, qui n'ont parfois pas le temps de dîner avant de venir. Et fidélise la clientèle. Le temps du goûter, la petite fille arrivée en retard nous a raconté avec nostalgie ses vacances, quand elle habitait au Venezuela : la piscine, le farniente... En Corée aussi, l'école s'arrête l'été. «Mais, a-t-elle soupiré, c'est pire que pendant l'année : ici, pendant les vacances, c'est hagwon toute la journée.»


    EMMANUELLE ANIZON  Télérama 3158 du 21 Juillet 2010


    « Du silence à la parole ou de l’essentiel à l’accessoire…Entre nous trois »

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :