•  

    pelote_de_laine
     
     
     
     

    Petite, chaque fois que je voyais ma grand-mère défaire un tricot en prenant soin de bien rembobiner la laine, je me plantais devant elle, à califourchon sur une chaise, et je la regardais faire, fascinée.

     

    Me voyant scotchée devant son ouvrage, elle m’a dit un jour en souriant qu’il ne fallait rien laisser perdre, qu’il ne fallait jeter que le strict nécessaire, c’est à dire presque rien.

     

    Reprenant ainsi, sans s’en douter, la fameuse formule de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », mémé faisait de l’écologie, comme monsieur Jourdain de la prose, sans le savoir.

     

    Comme j’étais, à cette époque, d’un tempérament plutôt rêveur, j’avais imaginé que le vieux pull en laine, que je voyais se rabougrir comme peau de chagrin, ne mourrait pas pour rien, puisque de cette grosse pelote issue de son ancienne vie, naitrait bientôt un nouvel habit, plus doux et plus chaud que le précédent.

     

    Le cycle de la vie, en quelque sorte. Il me plaisait du moins, de me l’imaginer ainsi.

     

    Mémé devenait ainsi pour moi une des trois Parques, ces divinités maîtresses de la destinée humaine qui, de la naissance à la mort, tiennent entre leurs mains les fils de la vie.

     

    Comme elles, ma grand-mère disposait d’un pouvoir de vie et de mort sur les objets qu’elle avait tricoté, faisant et défaisant à son gré de ses doigts agiles, les mailles serrées de ses ouvrages.

     

    Je m’explique du moins ainsi aujourd’hui cette fascination.

     

    Qui tricote aujourd’hui ? Qui rabiboche ? Qui rapièce ? Qui rapetasse, comme elle disait ?

     

    Aujourd’hui, on ne répare plus, on jette. On ne se donne plus la peine de récupérer. Lavoisier est bel et bien mort. Ce que l’on crée ne se transforme plus mais pourrit pendant des siècles, empoisonnant la terre et les océans, détruisant peu à peu l’infinie richesse de notre univers.

    On construit même aujourd’hui des objets, prédestinés à ne durer qu’un laps de temps très court, puis à être jetés n’importe où, et remplacés illico par d’autres objets encore plus sommaires, encore plus clinquants.

     

    Mémé est morte en 2001. Avec elle sont partis beaucoup de mes rêves.

     

    Aujourd’hui me reste la poésie d’un passé, toujours vivant en moi, qui s’habille, les soirs de mélancolie, de parfums et d’images surannées mais si douces.

     

    Ces soirées où je me sens à marée basse, imaginant sur le sable lisse et immaculé de mes souvenirs, « les pas des amants désunis ».

     

    Ces soirées où je me baigne dans les tons gris, annonciateurs des orages d’été.

     

    Parfois je regarde, par la fenêtre ouverte, un ciel pesant comme un couvercle, devenu noir et lourd de gros nuages agglutinés.

     

    Alors, je repense aux grosses boules de laine de ma grand-mère.

     

    La poésie, c’est de la laine qui tient chaud.

     

    Parfois, souvent, j’en ai besoin.

     

    Dans ce monde futile et gaspilleur, je repense  à ces vestes lourdes mais chaudes  tissées autant de laine que d’amour, que jamais plus personne ne tricotera pour moi.

     

    Et je me dis qu’heureusement, il reste les poètes, ces grands pères qui ne mourront jamais, qui me sont toujours aussi indispensables que l’air que je respire, ou que la musique que je tente d’apprivoiser.

     

    ---------------------------------------


    2 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires