• Une journée...dans Paris

     
    Sortant de son appartement, vers 10 heures, Antoine fit quelques pas dans la rue. Comme chaque jour, le Boulevard Diderot grouillait de monde.

    Des gens pressés, marchant vite ou courant, comme si leur vie en dépendait.

    « Peut être est-ce le cas, pensa t-il. Peut être que s'ils ne couraient plus, ils mourraient... ». Cette pensée amena un sourire sur son visage.

    Des jeunes gens en cravate et attachés case le croisaient, le doublaient, l'air important. Préoccupés, ailleurs, déjà au travail sans doute, comme si la survie du monde dépendait de leur célérité.

    Les enfants, malgré les mamans qui les tiraient énergiquement par la main, regardaient autour d'eux tant qu'ils pouvaient. Ils étaient bien les seuls et ils avaient du mal à suivre, Mais pour eux, même le stress est une forme de jeu...Jusqu'à quand ?

    Les vieux, eux, regardaient par terre et rasaient les murs, de peur de se faire renverser.

    Les mendiants, tristes repères, se tenaient à leur place habituelle, debouts et voûtés ou bien assis et recroquevillés dans les encoignures des portes cochères, tendant la main par habitude, sans grand espoir de récolter une manne quelconque.

    Des papiers gras par terre, des merdes de chiens, des mégots de cigarette.

    Du bruit aussi, tellement de bruit et des odeurs infectes, indéfinissables, relents de nourriture mélangés aux vapeurs des gaz d'échappement.

    Impression de saleté, d'étouffement, de laisser aller, de dégénérescence.

    « Il est temps de quitter Paris se dit-il. Ça va de mal en pis. »

    Antoine s'aperçut au bout d'un moment qu'il rasait lui aussi les murs, après s'être fait bousculer deux fois sans avoir entendu de pardon murmuré...ni capté le moindre regard  d'excuse.

    Il prit sa place sous l'abribus et attendit. Pas longtemps. Les bus, dans Paris, lorsqu'ils ne font pas grève, sont nombreux. Le ramassage est rapide, comme tout le reste...

    Après avoir déchargé sa cargaison de fourmis laborieuses, qui, aussitôt à terre, se mirent à courir et à se perdre au milieu de leurs congénères, Antoine monta à bord et resta debout au milieu du couloir, s'accrochant à une poignée du plafond.

     Dix minutes de trajet pour rejoindre le bois de Vincennes. Il se cala sur ses jambes et regarda discrètement les passagers qui l'entouraient.

    Bien qu'immobiles par nécessité, personne, ici non plus, ne regardait personne.

    « C'est effrayant, pensa t-il. On se croirait dans « Les maîtres du temps »...un film d'animation de René Laloux...

    Prés de lui, un vieux monsieur adressa un sourire timide à une petite fille qui le fixait intensément de ses grands yeux bleus en faisant une grimace. L'homme surprit le regard courroucé de la maman et ressentit sa méfiance instinctive. Il s'empressa aussitôt de regarder ailleurs.

    Il n'y avait pourtant là rien de bien méchant, mais même ce simple échange de sympathie ou de tendresse d'une personne âgée à l'égard d'un enfant, aujourd'hui n'était donc plus possible.

    « Tout le monde se méfie de tout le monde. Tout le monde est suspect. Quelle horreur ! » se dit Antoine...

    Chacun baissait les yeux, regardait par la fenêtre ou lisait. Chacun évitait soigneusement le regard de son voisin, par crainte ?... par crainte ?...de quoi ? Antoine sentait physiquement la présence d'une cloison invisible, bloquant toute communication, entre les passagers, pourtant si proches, se touchant même par instants, compte tenu de l'exiguïté des siéges...

    Ce n'était pas la première fois qu'il ressentait cela, mais il lui sembla que le mal empirait, chaque jour davantage.

    Un ami lui avait dit un jour : « Il n'y a qu'à Paris que l'anonymat est intégral. Même dans une grande ville, Marseille ou Lyon, tu finis par te faire repérer si tu restes un peu trop longtemps au même endroit. A Paris, même si tu restes dix ans dans le même quartier, personne ne fera attention à toi. Ça bouge tout le temps, tu verras, c'est impressionnant !... »

    Il avait vu... Antoine habitait seul, dans un petit appartement du Boulevard Diderot, dans le 12éme arrondissement. Au début, il avait essayé d'engager la conversation avec ses voisins. La vielle dame, qui demeurait sur le même palier que lui, l'avait regardé d'un sale œil quand il lui avait souri, accélérant le pas sans lui adresser le moindre regard, et un jeune homme, plutôt sympathique et ouvert avait disparu, trois jours après leur première rencontre.

    Le bus 112 s'arrêta au Stade Léo Lagrange. Antoine descendit.

    Se dirigeant vers les allées du Bois de Vincennes, il retrouva un peu de tranquillité. En semaine, l'endroit était moins fréquenté et donc supportable.

    Oui, il fallait quitter Paris. Plus rien ne le retenait.

    La veille, il s'était finalement décidé à emmener sa chatte, sa pauvre vieille compagne de dix huit ans, qui souffrait d'un eczéma purulent et inguérissable, à l'école vétérinaire de Maisons Alfort, pour son dernier voyage.

    Il avait pleuré tout le long du chemin. Personne, dans le bus, n'avait remarqué sa détresse, ou bien, s'ils avaient vu, ils s'étaient bien gardés de lui en demander la raison.

    C'était aussi bien, pour une fois.

    Pendant toute la durée du voyage en bus, il n'avait pas osé regarder la pauvre bête, à travers les barreaux de sa cage, posée sur ses genoux. Il n'aurait peut être pas supporté son regard. Il avait l'impression d'être un assassin. Et pourtant, il aurait bien voulu que quelqu'un fasse un jour, la même démarche, pour lui, si le besoin s'en faisait sentir. Si un jour, il devait souffrir autant...

    Antoine marchait dans les allées dégagées du bois. Perdu dans ses pensées moroses, il ne craignait pas de se perdre. Il avait si souvent accompli ce même trajet.

    Il demeura assis un moment, sur son banc, toujours le même. Ici aussi les gens couraient. Mais pour entretenir leur santé, pour rester en forme.... « Jogging »... comme ils disent... Lui il disait : « Course à pieds »...mais là encore, il n'était plus de mode. « Ringard »...c'est ça aussi qu'ils disaient...

    Les journées raccourcissent. Fin d'automne. Bientôt l'hiver. Plus de promenades. C'est bien.

    « Bon, faut y aller... »

    En retournant sur ses pas, Antoine s'arrêta et ramassa, comme il le faisait à chacune de ses sorties, de l'herbe à chats. Reprenant sa marche il se vit, son petit bouquet d'herbe à la main. Un poids s'abattit sur ses épaules en même temps qu'un creux dans son estomac. « Choupette » ne l'attendrait plus, là haut... Etouffant un sanglot, il fit une courte pause et émietta les brins d'herbe devant lui.

    Plus personne à qui penser. Oui, il était temps de partir.

    De retour à son appartement, Antoine tourna machinalement le bouton de la télévision.

    Les informations du « Vingt heures ». La même jeune femme blonde égrenait les titres des nouvelles du jour... « Tremblement de terre en Italie...La crise....Licenciements...Des patrons séquestrés... Santé...la pilule miracle... Au procès de...Verdict attendu dans la soirée. »

    Chaque soir, le même sourire niais, la même blondeur apprêtée, la même transparence...

    Antoine écouta 10 minutes sans ressentir d'émotion particulière devant les maisons effondrées, les gens qui pleuraient devant les caméras, les secouristes noirs de poussière qui s'activaient fébrilement autour des décombres. Tout cela paraissait irréel... Les informations, comme des variétés... Difficile d'y croire, ne serait ce que cinq minutes... Un sujet chassant l'autre, comme ces gens pressés, dans la rue....

    Après avoir éteint la télé, le silence se fit, pesant. Antoine alluma la radio. France musique....  "Ah! chi mi dice mai"... Donna Elvira... Schwarzkopf - Giulini.... « Don Giovanni »... Mozart...   Magnifique.... Non, pas ce soir...

    Après avoir éteint la radio, il prit un livre. C'était le moment ou Choupette montait sur ses genoux et commençait à ronronner en trépignant...

    Il s'aperçut alors que la nuit était tombée et qu'il n'avait même pas allumé la lumière....



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